Au début d’avril 1955, la construction du plus grand hôtel de Montréal est entreprise. C’est un complexe hôtelier et de congrès de 21 étages et 1,040 chambres, le plus gros de l’époque. Il est construit par la société de chemin de fer Canadian National Railways, "le CNR" comme on disait dans le temps avec un accent anglais, sur une partie d’une immense tranchée qu’elle a creusée, 35 ans plus tôt, du sud de la rue Cathcarth jusqu’à la gare Centrale, pour le prolongement des voies ferrées du nouveau tunnel sous le Mont-Royal jusqu’à la gare. Cette tranchée est une longue et importante déchirure du tissu urbain et est devenue la honte des Montréalais.
Le CNR a acheté, lors des travaux de la tranchée, plus de terrain que nécessaire, soit 90,000 mètres carrés en plein cœur de la métropole. Dix ans plus tard, le président du CNR fait préparer un plan d’ensemble pour couvrir le trou avec un développement immobilier d’envergure. Le plan comprend même un projet de métro. Suite à la Grande Dépression des années ‘30, le CNR profite d’un programme d’emplois pour construire la nouvelle Gare Centrale et couvrir, dans un premier temps, la grande cour de triage. La guerre vient ralentir ses projets et ce n’est que durant les années ’50 qu’il décide de construire son siège social à proximité de la gare et, peu de temps après, réalise le grand hôtel qui ouvrira ses portes en 1958.
Le CNR, par son président Donald Gordon, annonce que le nom de l’hôtel sera « The Queen Elizabeth ». Les Montréalais francophones, dont je suis, reçoivent cette nouvelle comme une claque en plein visage. Pourquoi donner un nom anglais au plus grand hôtel de la deuxième ville française du monde. Ce nom soulève un tollé de protestations dans tous les milieux francophones et un mouvement se crée pour faire changer la décision de Gordon. Le journal « l’Action Nationale » prend le leadership des protestataires et coordonne la campagne pour influencer la direction du CNR. Le nom suggéré par les leaders canadiens-français et qui fait l’unanimité, est « le Château Maisonneuve ».
Je participe avec des milliers de personnes aux manifestations sur la rue Dorchester devant l’hôtel en construction. Je suis invité par les stations de radio pour donner mes commentaires et je participe à des tables rondes sur le sujet. J’affirme à la radio de CHLP « que toutes les affiches de Montréal sont exclusivement en anglais, sauf pour quelques exceptions et n’est-ce pas le temps de corriger quelque peu la situation ? ». Je me sens émotionnellement touché et cela me motive à donner du temps pour la cause tout comme mes compatriotes qui pensent comme moi. Une pétition de 200,000 signatures, des résolutions de 500 conseils municipaux et d’une quarantaine d’associations favorables au changement de nom pour Château Maisonneuve sont remises au bureau exécutif du CNR.
Tous ces efforts sont inutiles car le CNR refuse de modifier sa décision, sauf pour une particularité. Le nom français de l’hôtel sera « le Reine Elizabeth » et il sera affiché à côté du nom anglais « the Queen Elizabeth ».
Ce brouhaha n’arrête pas le CNR qui pousse pour le développement des terrains restants. Il approche William Zeckendorf, un new-yorkais qui a réussi de grands développements immobiliers dans sa ville et lui offre le projet. Le promoteur voit vite le potentiel de ce site et retient les services de l’architecte new-yorkais chinois Idéo Ming Pei (il sera l’architecte de la pyramide du Louvre à Paris), ceux de son collègue Henry Cobb et de l’urbaniste Vincent Ponte. Leur tâche est de planifier le développement de tous les terrains du CN, au centre-ville et de concevoir l’architecture des bâtiments qui pourront y être incorporés.
Le site est vaste et compact. Selon Ponte, le nouveau centre-ville de Montréal sera viable puisqu’un piéton pourra le traverser en 15 minutes. Il parle de tridimensionnalité et propose de doubler et de tripler certains terrains, qui sont coûteux, en favorisant la construction de niveaux utilisables au-dessus et en dessous du sol. Il se réfère à Leonardo da Vinci qui a fait des sketchs où les piétons et les wagons étaient à des niveaux différents. Il prend comme modèle le Rockefeller center de New-York.
Les trois concepteurs créent la Place Ville-Marie et veulent qu’elle devienne le symbole de Montréal.
J’ai souri en apprenant le choix du nom « Place Ville-Marie ». J’y voyais le résultat de toutes les protestations suscitées par le choix du nom anglais de l’hôtel. Finalement, pensai-je, les mandarins anglais du CNR ont compris.
Zeckendorf a un grand défi car la Place aura 140,000 mètres carrés de bureaux locatifs au moment où il ne s’en construit que 28,000 à Montréal. Heureusement, deux ententes en feront un succès financier : un bail emphytéotique de 99 ans pour les droits aériens du terrain et un bail de location avec la Banque Royale qui accepte d’y déménager son siège social aussi pour 99 ans.
Les 47 étages de la tour cruciforme de la Place sont assis sur une immense galerie de 2,8 kilomètres de long reliée par le premier réseau piétonnier souterrain de Montréal qui rattache la Place Ville-Marie, l’hôtel Reine Élizabeth, le siège social du CNR et la Gare centrale. Le concept de Ponte pour les terrains du CNR est si convaincant qu’il sera retenu par les promoteurs de la Place Bonaventure qui comprendront l’importance de respecter la continuité du caractère spécifique de la ville à étages multiples.
Puis viendra le projet du Centre Eaton, l’élargissement de l’avenue McGill College et tous les bâtiments qui la borderont et qui seront dotés d’un réseau de promenades à plusieurs niveaux. Les stations de métro s’intégreront à ces bâtiments et donneront accès au réseau. Plus tard, le complexe Place Desjardins s’ajoutera à l’axe Place des Arts - Place d’Armes et l’ensemble sera relié par un corridor piétonnier continu. De tous les côtés du centre-ville les nouveaux bâtiments additionneront des kilomètres de voies piétonnières au réseau.
Le rôle du maire Drapeau est déterminant. Grâce à sa ténacité, il dote Montréal d’un métro. Les grands projets qu’il obtient pour la ville insufflent un dynamisme inimaginable pour le centre-ville. Il est le plus grand artisan de la ville intérieure. Avec le président de l’exécutif, il examine chaque nouveau projet, rencontre les promoteurs immobiliers ou les propriétaires de ces futurs projets pour les convaincre de se joindre au réseau. De plus, le plan d’ensemble de la ville de Montréal est incitatif, efficace et favorise la croissance. Par ses règlements particuliers pour la ville intérieure, l’Hôtel de ville en devient le moteur. Ses attributions, par soumissions publiques, de baux emphytéotiques de parcelles importantes de terrain de part et d’autre du tunnel du métro constituent une formule avantageuse autant pour les promoteurs que pour la ville. Ses permissions aux promoteurs d’occuper le domaine public, pour loger les corridors sous les rues, en échange de servitudes pour l’accès du public dans leurs édifices aux heures d’ouverture du métro sont réalistes. Le partenariat et l’interdisciplinarité qu’elle suscite avec l’opérateur du métro et les promoteurs immobiliers débouchent sur des projets multiples et bien réussis.
Avec le temps, la ville intérieure de Montréal offre aujourd’hui plus de 30 kilomètres de corridors et est devenue une attraction touristique dont on parle dans le monde entier. Les Montréalais qui subissent des hivers rigoureux, des accumulations de neige énormes, des étés de chaleur de canicule, d’une humidité approchant 100 % HR, profitent bien de leur ville intérieure.
« Ce qui est encore plus extraordinaire pour eux c’est que cet équipement urbain unique a été réalisé sans que Montréal ait eu à investir un dollar pour le réaliser, pour l’entretenir et pour le surveiller ».
Par ailleurs, face à la compétition dynamique des centres commerciaux de banlieue, le réseau sauvera le secteur immobilier commercial du centre-ville qui a pu garder sa vitalité nonobstant les crises économiques.
J’ai suivi de près tout le développement de la ville intérieure. Dès le début, je passais de longues heures avec mon ami Philippe Cardinal, confrère de Poly, engagé comme ingénieur sur le projet de la Place Ville-Marie, à me faire expliquer la planification du projet, son architecture, son évolution et les systèmes incorporés au bâtiment.
Le grand trou de Montréal que j’ai vu si souvent durant ma jeunesse a produit la Place Ville Marie qui est devenue le symbole de Montréal et « le germe de la ville intérieure ».
Nous devons tous de grands MERCIS à Donald Gordon, William Zeckendorf, Jean Drapeau, Ieoh Ming Pei, Henry Cobb et Vincent Ponte pour avoir pensé, financé et réalisé la Place Ville Marie et tout ce qui en a découlé. Ils ont créé l'extraordinaire cœur du Montréal d’aujourd’hui, du Montréal moderne.
Claude Dupras
Ps. Ce texte est extrait, en grande partie, de mon livre qui est affiché sur mon site internet : « Et dire que j’étais là : itinéraire d’un p’tit gars de Verdun ».