La jurisprudence est “la parole vivante du droit” (1), dans la mesure où le juge doit trancher le litige qui lui est soumis en adaptant la règle de droit applicable aux circonstances et à une période donnée.
Par conséquent, comprise en son sens étroit, la jurisprudence est l’ensemble des décisions de justice pendant une certaine période, soit dans une matière (jurisprudence des assurances par exemple) soit dans une branche du droit (jurisprudence civile, fiscale), soit dans l’ensemble du droit (2). Cette définition, technique met en évidence le facteur temps dans la formation et l’évolution de la jurisprudence (3). D’une part, le temps permet soit de consolider une solution posée par les tribunaux (on parle ici de jurisprudence constante, classique: elle est alors appliquée systématiquement aux cas similaires). La Jurisprudence constante reste tout de même précaire dans le système français car le juge n’est pas tenu par le précédent. Interprète de la loi, le juge n’est donc pas lié par les décisions antérieures. D’autre part, le temps permet de contester la solution constante car le juge doit adapter la jurisprudence aux évolutions économiques et sociales (4). On dit ainsi qu’il y a revirement de jurisprudence chaque fois que la Cour de cassation varie dans l’interprétation de la loi qu’elle retenait jusqu’alors (5) pour une affaire similaire.
Par essence, le revirement est, comme la jurisprudence, rétroactif. Cependant, à la différence d’une loi interprétative (6), la décision de justice est par définition enfermée dans l’effet relatif de l’autorité de chose jugée. Ainsi, n’étant pas lié par les précédents, le juge reste libre d’opérer un revirement. En outre, s’il y a revirement c’est, par définition, que la solution antérieure, n’était pas satisfaisante .
L’article 5 du Code civil interdit les arrêts de règlement. Ainsi, il empêche la jurisprudence d’être une source de droit formelle. Elle n’est pas une norme assimilable à la loi.
Il y a une différence essentielle entre la rétroactivité de la loi et celle de la jurisprudence. Dans le cadre de la loi, il y a une véritable rétroactivité car elle dépend d’une volonté délibérée (7). Il n’en va pas de même pour la jurisprudence. En présence d’un revirement, ce dernier s’applique aux faits par définition antérieurs qui sont à l’origine de la décision. Toutefois, l’interdiction des arrêts de règlement empêche l’application du revirement comme l’application d’une nouvelle norme de portée générale. Par conséquent, derrière la discussion technique de la portée du revirement, c’est la nature de la jurisprudence, source contestée du droit qui est en débat.
L’arrêt que nous allons étudier ici ne concerne pas expressément le droit des assurances, mais il nous éclaire sur ce qu’il convient désormais de considérer (en droit des assurances comme dans d’autres branches du droit) comme un revirement de jurisprudence d’application rétroactive.
En l’espèce (8), un médecin, condamné à verser une provision à une victime par contamination du virus de l’hépatite C par traitement médical, reproche aux juges du fond de ne pas lui avoir garanti un procès équitable dans la mesure où ces juges lui ont imposé une obligation de sécurité de résultat (en raison d’actes qu’il avait pratiqués) alors qu’au moment des faits, la jurisprudence constante ne mettait à la charge du médecin, en matière d’infection nosocomiale, qu’une simple obligation de moyens.
Ainsi, ce professionnel déclarait qu’au nom du droit à un procès équitable, le revirement de jurisprudence (consacrant l’existence d’une obligation de sécurité de résultat) ne pouvait avoir d’effet rétroactif sans violer les articles 1147 du Code civil (9) et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (10).
La Cour de cassation, saisie de l’affaire, s’est alors prononcée sur la question suivante : au regard du principe du droit à un procès équitable, le revirement de jurisprudence faisant passer les obligations du médecin d’une obligation de moyens à une obligation de résultat peut-elle être d’application immédiate ?
Par un attendu de principe, la Cour de cassation retient que « la sécurité juridique (fondement du droit à un procès équitable) ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la partie qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge ».
L’essentiel du point de vue de l’Expert
En conclusion, un revirement de jurisprudence, quelle que soit la matière, peut avoir des effets rétroactifs dès lors qu’il ne prive pas la personne concernée de son droit d’agir en justice et de faire valoir ses droits.
(1) P.Hébraud, “Le juge et la jurisprudence”, in Mélange Couzinet, Toulouse, 1975, p. 363
(2) Vocabulaire juridique, Association Capitant
(3) S. Druffin-bricca et L.-C. Henry, Introduction générale au droit, éd Gualino, collection Mémentos, 2e éd 2005 p.123
(4) G. Canivet et N. Molfessis, “les revirements de jurisprudence vaudront-ils pour l’avenir?”, JCP G.2004.I.189
(5) G. Canivet, JCP G.2004.I.189 préc
(6) V. Heuzé, art. préc. n 13
(7) La volonté du parlement, le représentant de la volonté générale
(8) Cass. Civ. 11 juin 2009 n° pourvoi : 07-14932
(9) « Le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au payement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
(10) article 6 : le droit à un procès équitable
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
-a. être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui;
-b. disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;
-c. se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent;
-d. interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
-e. se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »