Pour se faire une idée à peine exagérée de ce dont on va parler, il suffit d’imaginer, dans un avenir pas forcément si lointain, que la médaille Nicolas Sarkozy des Arts et des Lettres est attribuée à Frédéric Mitterrand, tandis que Philippe Val voit son œuvre d’essayiste couronnée par le prix Carla Bruni…
En Egypte, ce sont les « prix Moubarak » que l’on décerne ainsi à différentes personnalités du monde des Lettres et des Arts, à l’issue des tractations et des négociations rituelles qui marquent, chaque année, un exercice dont on se demande s’il n’a pas pour principale fonction de renouveler symboliquement l’allégeance des intellectuels locaux au pouvoir.
Fort démocratiquement en principe, ce sont les membres de la communauté intellectuelle qui élisent, à travers leurs instances représentatives, les heureux bénéficiaires de ces distinctions. Avec pour résultat que la jeunesse et l’audace sont, comme partout ailleurs sans doute, rarement récompensées, au terme d’un processus de sélection où les pratiques incestueuses d’une petite coterie se révèlent en toute indécence.
Cette réalité, le romancier Baha Taher, qui vient de recevoir le « prix Moubarak de littérature », ne la nie pas. Selon ses propres termes il éprouve une certaine gêne (عنصر الحرج قائم) à siéger au sein du Conseil supérieur de la Culture qui lui a décerné cette distinction d’un montant de 400 000 livres égyptiennes (un peu plus de 50 000 euros tout de même).
De tels scrupules honorent cet écrivain qui a déjà remporté en 2008 le prestigieux Booker arabe (50 000 dollars) et qui avait demandé cette année-là pour le prix Moubarak que son nom soit rayé de la liste des auteurs sélectionnés au profit du critique Rajâ’ al-Naqqâsh, récemment décédé.
On n’en dira pas autant de Gaber Asfour, qui se voit attribuer cette année le « prix de l’appréciation de l’Etat » (tout un programme ! 200 000 LE, soit 25 000 euros) par le Conseil supérieur de la Culture, une institution dont il a été le Secrétaire général presque 15 ans (de 1993 à 2007) et dont il continue à diriger le très important programme de traduction (المشروع القومي للترجمة) dont il a été question dans un récent billet.
Au chapitre de l’impudence, la palme revient toutefois sans conteste possible au poète Ahmad Abd al-Muti Higazi (أحمد عبد المعطي حجازي) dont on a déjà parlé et qui a réussi en mars dernier le véritable tour de force de se décerner à lui-même le prix qu’il organisait (article en arabe) ! En effet, en tant que président de la commission « Poésie » du Conseil supérieur de la culture, Higazi est l’organisateur du Forum international de la poésie arabe (ملتقى القاهرة الدولي الثاني للشعر العربي) qui, pour sa seconde édition, n’a pas hésité à honorer de son prix (100 000 LE) Higazi en personne, poète dont le dernier recueil publié remonte à l’année … 1989 !
Pour ceux qui en douteraient, on rappellera que tout le monde en Egypte ne se laisse pas éblouir par les récompenses des autorités. Dans l’article de Middle-east-online déjà cité, on rappelle comment le romancier Sonallah Ibrahim a refusé en 2003, sur la scène où il était monté pour le recevoir, le prix qui lui était décerné (voir ce précédent billet), en manifestation de sa solidarité avec le peuple palestinien (déjà) abandonné par le pouvoir égyptien. (A ce sujet, je me souviens d’avoir lu quelque part que l’actuel ministre de la Culture, candidat à l’Unesco, a fait pression à Toulouse, récemment, pour que ne soit pas invité ce romancier aux si mauvaises manières, et qu’il s’est fait éconduire… Quelqu’un aurait-il la trace de cette information ?)
Cependant, et malgré quelques exceptions qui forcent le respect, les intellectuels égyptiens se plient à ce que Pierre Bourdieu appelait, d’une belle formule, « les règles de l’art ». Après avoir été adoptés par l’Egypte républicaine, les prix d’Etat n’ont plus grand-chose à voir avec les principes qui avaient présidé à leur création à l’époque de Flaubert, décrite dans le livre de Bourdieu, quand les khédives cherchaient à encourager les élites d’un pays lancé dans la course de la modernisation.
En effet, prisonniers qu’ils étaient d’une conception – fort partagée et pas seulement à cette époque – selon laquelle l’avant-garde consciente de la Nation avait pour mission de guider le peuple immature vers les Lumières du progrès, les intellectuels égyptiens (et arabes) étaient voués à être « achetés » par le pouvoir, dès lors qu’ils étaient privés du soutien qu’offrait à leurs semblables, sous d’autres latitudes et dans d’autres contextes, l’existence d’un champ intellectuel plus autonome (au sens donné par Pierre Bourdieu, une fois encore, à ce terme).
Avec toujours autant de « bonnes intentions », on assiste aujourd’hui dans le monde arabe à une inflation de récompenses créées les unes après les autres à titre d’ « encouragement » (تشجيع : c’est également le nom d’une distinction littéraire distribuée par les autorités égyptiennes). Grâce aux revenus de la rente pétrolière, le « prix » d’un intellectuel arabe a ainsi brusquement augmenté passant de 50 000 euros pour la plus rémunératrice des distinctions dans la grande République arabe d’Egypte à 150 000, pour les Sheikh Zayed Book Awards des Emirats Arabes Unis, qui distribuent, depuis 2007, quelque 13,5 millions d’euros de prix…
Il n’est pas sûr que la création artistique et l’originalité intellectuelle du monde arabe y gagnent beaucoup. Il est certain en revanche que ce sont les plus chenus des courtisans qui savent le mieux manier les « règles (politiquement correctes) de l’art ».
Illustration : Sonallah Ibrahim manifestant pour le mouvement Kefaya, par Joshua Stacher : http://www.personal.kent.edu/~jstacher/Photo.html#home