Le principal attrait d’un livre technique est qu’il réponde à son titre. Pari réussi pour le travail de Didier Saint-Georges. En 218 pages d’un style fluide, les notions compliquées sont abordées logiquement, avec pédagogie et de nombreux exemples. L’ouvrage est articulé depuis la pseudo « rationalité » des marchés jusqu’aux pragmatisme méthodique des hedge funds.
Sans conteste, ce sont les parties 2 et 3 qui sont le cœur du livre. L’auteur connaît bien son sujet pour y avoir été immergé vingt ans. Il offre des perspectives neuves en tant qu’initié aux arcanes des métiers. A quoi servent les intermédiaires ? demande-t-il, pour répondre aussitôt que vendeurs et analystes ont chacun un métier, différent de celui d’investisseur gérant, mais complémentaire.
Peut-on battre le marché en identifiant les meilleures actions ? Oui, mais ce n’est pas à l’analyste de lire dans le marc de café les cours futurs d’un titre : il peut seulement évaluer la société en fonction de critères fondamentaux et la comparer aux autres sociétés du même secteur. Pour le reste, méfiance : « sous le prétexte que toute information ponctuelle porte en elle la potentialité de remettre en cause les tendances lourdes d’une activité, nombre d’analystes détournent quotidiennement leur attention des problématiques de fond pour tenter d’émettre un jugement sur chaque information publiée, et formuler un avis boursier à trois mois ou moins. » p.70 Plus un analyste appartient à une grande maison, plus il est « sorti » par les commerciaux, plus il est réputé - donc plus il est suivi – ce qui réduit la valeur ajoutée de ses analyses… car elle se retrouve trop vite dans les cours. Avec le risque que les investisseurs abdiquent leur sens critique, suivent des comportements mimétiques - premiers pas vers une bulle. L’analyse financière n’aide à battre le marché qu’à la condition que les gérants questionnent l’analyste sur tout ce qu’il n’a pas dit, sur les réserves qu’il peut émettre (en bas de page et petits caractères), sur sa vision plus globale du secteur. Tout cela afin d’enrichir leur propre prise de décision en rendement/risque. Il faut donc bien connaître l’analyste pour juger de son discours.
Les vendeurs aident-ils à battre le marché ? Ce n’est pas non plus à eux de dire ce qui est ‘bon’ ou ‘mauvais’ en soi, mais seulement d’aiguiller le gérant sur l’intérêt qu’il a à examiner telle ou telle valeur. Quels sont les arguments d’une recommandation à l’achat ou à la vente ? Quel est l’intérêt à se placer dans une émission de titres ? Là encore, les relations personnelles sont cruciales pour lire entre les lignes et développer un « partenariat » entre vendeurs et gérants mutuellement fructueux dans l’examen des opportunités.
Car ni l’analyste, ni le vendeur, ne sont pleinement « indépendants ». Ils n’énoncent pas non plus des oracles de vérité depuis Sirius. Les pages 98 à 101 sont savoureuses comme un conte de Voltaire : un analyste candide et très professionnel avait étudié d’un œil neuf une certaine entreprise française à l’été 2002. Il est possible d’y reconnaître une société de services informatiques célèbre, mais l’auteur lui conserve sa neutralité d’exemple. Comme la vision de notre Candide ne cadrait pas avec l’image que ladite société voulait donner d’elle-même, l’analyste futé fut sevré d’informations, critiqué durement par ses pairs, et viré in fine par sa banque… La hiérarchie grondait, bretelles remontées par le département fusions & acquisitions qui obtenait de gros bénéfices de ses relations avec ladite société. Comme quoi « l’indépendance » n’est qu’un concept relatif, tous les investisseurs devraient le savoir. Pour Didier Saint-Georges, ce qu’on demande à l’analyste ne peut être qu’humain, mais en fait le meilleur : une éthique, et une curiosité sans cesse en action. A chaque investisseur de prendre sa part dans la décision d’acheter ou de vendre.
Peut-on battre le marché en étudiant la globalisation du monde, la géopolitique et les comportements mondialisés ? L’auteur ne leur consacre que quelques lignes pour laisser entendre qu’il n’y voit pas grand chose d’utile. Et pourtant : la Fed agit pour les Etats-Unis, mais peut-elle faire abstraction des cours du pétrole, tirés par le développement chinois tout autant que par les menaces qui pèsent sur le Moyen-Orient ? La BCE agit pour l’Eurozone, mais peut-elle faire abstraction de la baisse du dollar ou des capacités de production à bas coût d’Asie du sud-est ? En cas d’OPA transcontinentale, les habitudes des diverses formes culturelles de capitalisme vont-elles faire bon ménage ? Au-delà des « chiffres » de productivité macro ou de rentabilité micro, le fonctionnement transculturel est une réalité dont Alcatel aux Etats-Unis ou Danone en Chine illustrent les effets sur les profits. L’analyse des cycles, fondamentale en gestion diversifiée comme en allocation d’actifs, est résumée en dix pages. Malgré un exemple très vivant et rigoureux sur ce qu’on « pouvait prévoir » début 2005 et « ce qui est arrivé » ensuite, les quelques remarques sur les ‘crises’ du marché ne suffisent pas à gagner la partie. L’auteur préfère nettement l’analyse des sociétés elles-mêmes aux changements du monde.
Mais l’épilogue, sur les hedge funds, est original et instructif. Peut-on battre le marché par une gestion sans contraintes ? L’aspect spéculatif n’est plus le cas général. Les performances des hedge funds sont étrangement proches des gestions classiques… en cas de marché haussier ; elles sont meilleures en cas de marché baissier (à condition de ne pas se tromper de stratégie… d’où l’intérêt de la macroéconomie et de la géopolitique). Leur succès planétaire en assurera probablement les limites à terme, on les constate déjà après la crise 2008. Les handicaps des autres gestions vont s’estomper avec le temps, selon la théorie d’efficience du marché. Mais la leçon des fonds les plus compétitifs peut servir à l’ensemble des gestions : il s’agit d’un travail inlassable et approfondi de recherche d’opportunités. « C’est cet esprit très exigeant et cette responsabilisation individuelle considérable qui anime les gérants les plus performants. » p.213
Voilà un livre qui n’est pas de recettes mais de méthode. Il décrypte les stratégies des acteurs et les outils à leur disposition. Alors, peut-on battre le marché ? Durablement non, mais très souvent oui :
· en exploitant ses inefficiences, éphémères mais régulières.
· en ayant un esprit ouvert et la puissance de travail des meilleurs professionnels.
Car « il n’y a pas de génie en matière boursière. Il n’y a que de la curiosité et du jugement humain, affermi de méthode. La lucidité s’avère donc être l’arme décisive de l’investisseur…» p.17
En bref, un livre très utile aux boursiers.
Didier Saint-Georges, Peut-on battre le marché ? préface d’Edouard Carmignac, Eyrolles 2007, 218 pages