Ces réflexions que je vous livre, très opportunes au seuil de l’été, il me semble, venant de Paul Bowles dans sa nouvelle « Le successeur ». Bien sûr, il n’y a pas de réponse sensée à la question que pose ce texte et que nous nous sommes tou-te-s posée un jour où l’autre. Sauf à avoir défini, préalablement, ce qu’on entend par vivre. Vivre ? Ce pourrait être de se donner aux autres, ou à soi-même. Ou bien encore d’avoir comme projet d’épuiser les possibles. Et d’appréhender ce monde à lumière de nos pauvres mystères. Si bien qu’il n’est pas dit que de « marcher sur la plage », comme l’écrit Paul Bowles, soit plus enviable que d’épuiser ce qui nous reste du désir de littérature. « J'ignore pourquoi les idées ne me viennent jamais que lorsque je n'ai pas le temps de les noter, ou quand il est littéralement impossible de le faire, par exemple lorsque je suis sur le fauteuil d'un dentiste, ou bien entouré d'invités en train de parler lors d'un dîner, ou même quand je dors à poings fermés, alors que les meilleures idées viennent au jour, reconnues en tant que telles par une partie critique de mon esprit qui veille, tout à fait capable de les estimer à leur juste valeur, mais parfaitement incapable d'ordonner mon réveil pour que je puisse mettre tout cela sur le papier. La maladie et la fièvre donnent parfois naissance à des choses étonnantes, mais là encore avec quel résultat ? Un homme moins ingénieux que moi demanderait sans doute pourquoi je devrais attacher une quelconque importance au fait de noter ce qui se passe dans mon esprit. Je ne suis pas un homme de lettres, je n'ai guère l'intention de le devenir, et pas davantage celle de montrer mes carnets à mes amis. Mais ce point ne mérite même pas discussion ; voilà bien longtemps que j'ai décidé d'extraire de mon esprit tous les sous-produits qu'il pouvait me fournir. Je l'ai fait, je le fais toujours, et j'espère bien continuer à le faire. Le seul problèmeest que je ne peux rien en tirer sans d'abord me livrer aux manœuvres les plus élaborées avec mon esprit, jouer à cache-cache avec ses divers éléments, m'épuiser à inventer des déguisements afin de le surprendre, et d'habitude passer un très mauvais moment. Ainsi, cet instant précis, cette page même. Exemple typique de ces heures où il n'y a pas une seule idée en vue sur le vaste horizon intérieur. Je gâche des pages de mon carnet, gaspille de précieuses minutes que je pourrais consacrer à marcher sur la plage en humant la mer au lieu de griffonner ces excuses absurdes, de m'inventer des alibis pour ne pas vivre, d'essayer de trouver une raison supplémentaire pour me sentir justifié de tenir ces journaux sans rime ni raison depuis des années. Oui, depuis des années, alors que la vie ne dure pas éternellement, et même pas une existence insatisfaisante comme la mienne. Peut-être est-ce justement cela qui rend mon existence si insatisfaisante. Si je pouvais me convaincre de toutarrêter, voirede détruire ces carnets, cela irait-il mieux ? Oui. Chaque minute deviendrait une entité en soi, pareille à une pièce dotée de quatre murs, dans laquelle on peut se tenir debout, s'asseoir, se déplacer. Chaque journée ressemblerait à une ville parfaite resplendissant au soleil, avec ses rues, ses parcs, ses foules. Et les années seraient comme de vastes contrées où se promener à loisir. Cela, du moins, est certain. Mais le tout ? C'est-à-dire les interstices du temps, ces minuscules fissures de la conscience quand la totalité est là, enveloppante, et qu'on sait que la vie n'est pas davantage constituée de temps que le monde n'est fait d'espace. Ces interstices seraient toujours là, illicites, car aucune disposition n'aurait été prise à leur sujet. Ce qu'un homme distille et excrète prend nécessairement de la valeur à ses yeux (même si, comme dans mon cas, cela n'en prend qu'à ses yeux), car l'essence de ces produits est liée aux interstices du temps. Encore une justification, aussi idiote que toutes les autres, pour continuer de mener une existence insatisfaisante. Il me semble que, si l'on pouvait accepter l'existence telle qu'elle est, y participer pleinement, le monde deviendrait magique. Le grillon qui, sur mon balcon et en ce moment même, vrille inlassablement la nuit avec l'aiguille pressée de ses stridulations serait le bienvenu à cause de sa seule présence, au lieu d'être une gêne qui détourne mon attention de la tâche à accomplir. Me voici, un homme de cinquante-cinq ans, qui jouit d'un certain respect de la part de ses amis, en train de maudire un petit insecte noir derrière la fenêtre. Mais j'ose dire que tout cela relève du simple atermoiement. J'essaie sans doute de repousser le moment où j'écrirai ce qui me tracasse vraiment. Il faut que je mette cela sur le papier, bien sûr, car tout doit être noté, et sincèrement. »
Ces réflexions que je vous livre, très opportunes au seuil de l’été, il me semble, venant de Paul Bowles dans sa nouvelle « Le successeur ». Bien sûr, il n’y a pas de réponse sensée à la question que pose ce texte et que nous nous sommes tou-te-s posée un jour où l’autre. Sauf à avoir défini, préalablement, ce qu’on entend par vivre. Vivre ? Ce pourrait être de se donner aux autres, ou à soi-même. Ou bien encore d’avoir comme projet d’épuiser les possibles. Et d’appréhender ce monde à lumière de nos pauvres mystères. Si bien qu’il n’est pas dit que de « marcher sur la plage », comme l’écrit Paul Bowles, soit plus enviable que d’épuiser ce qui nous reste du désir de littérature. « J'ignore pourquoi les idées ne me viennent jamais que lorsque je n'ai pas le temps de les noter, ou quand il est littéralement impossible de le faire, par exemple lorsque je suis sur le fauteuil d'un dentiste, ou bien entouré d'invités en train de parler lors d'un dîner, ou même quand je dors à poings fermés, alors que les meilleures idées viennent au jour, reconnues en tant que telles par une partie critique de mon esprit qui veille, tout à fait capable de les estimer à leur juste valeur, mais parfaitement incapable d'ordonner mon réveil pour que je puisse mettre tout cela sur le papier. La maladie et la fièvre donnent parfois naissance à des choses étonnantes, mais là encore avec quel résultat ? Un homme moins ingénieux que moi demanderait sans doute pourquoi je devrais attacher une quelconque importance au fait de noter ce qui se passe dans mon esprit. Je ne suis pas un homme de lettres, je n'ai guère l'intention de le devenir, et pas davantage celle de montrer mes carnets à mes amis. Mais ce point ne mérite même pas discussion ; voilà bien longtemps que j'ai décidé d'extraire de mon esprit tous les sous-produits qu'il pouvait me fournir. Je l'ai fait, je le fais toujours, et j'espère bien continuer à le faire. Le seul problèmeest que je ne peux rien en tirer sans d'abord me livrer aux manœuvres les plus élaborées avec mon esprit, jouer à cache-cache avec ses divers éléments, m'épuiser à inventer des déguisements afin de le surprendre, et d'habitude passer un très mauvais moment. Ainsi, cet instant précis, cette page même. Exemple typique de ces heures où il n'y a pas une seule idée en vue sur le vaste horizon intérieur. Je gâche des pages de mon carnet, gaspille de précieuses minutes que je pourrais consacrer à marcher sur la plage en humant la mer au lieu de griffonner ces excuses absurdes, de m'inventer des alibis pour ne pas vivre, d'essayer de trouver une raison supplémentaire pour me sentir justifié de tenir ces journaux sans rime ni raison depuis des années. Oui, depuis des années, alors que la vie ne dure pas éternellement, et même pas une existence insatisfaisante comme la mienne. Peut-être est-ce justement cela qui rend mon existence si insatisfaisante. Si je pouvais me convaincre de toutarrêter, voirede détruire ces carnets, cela irait-il mieux ? Oui. Chaque minute deviendrait une entité en soi, pareille à une pièce dotée de quatre murs, dans laquelle on peut se tenir debout, s'asseoir, se déplacer. Chaque journée ressemblerait à une ville parfaite resplendissant au soleil, avec ses rues, ses parcs, ses foules. Et les années seraient comme de vastes contrées où se promener à loisir. Cela, du moins, est certain. Mais le tout ? C'est-à-dire les interstices du temps, ces minuscules fissures de la conscience quand la totalité est là, enveloppante, et qu'on sait que la vie n'est pas davantage constituée de temps que le monde n'est fait d'espace. Ces interstices seraient toujours là, illicites, car aucune disposition n'aurait été prise à leur sujet. Ce qu'un homme distille et excrète prend nécessairement de la valeur à ses yeux (même si, comme dans mon cas, cela n'en prend qu'à ses yeux), car l'essence de ces produits est liée aux interstices du temps. Encore une justification, aussi idiote que toutes les autres, pour continuer de mener une existence insatisfaisante. Il me semble que, si l'on pouvait accepter l'existence telle qu'elle est, y participer pleinement, le monde deviendrait magique. Le grillon qui, sur mon balcon et en ce moment même, vrille inlassablement la nuit avec l'aiguille pressée de ses stridulations serait le bienvenu à cause de sa seule présence, au lieu d'être une gêne qui détourne mon attention de la tâche à accomplir. Me voici, un homme de cinquante-cinq ans, qui jouit d'un certain respect de la part de ses amis, en train de maudire un petit insecte noir derrière la fenêtre. Mais j'ose dire que tout cela relève du simple atermoiement. J'essaie sans doute de repousser le moment où j'écrirai ce qui me tracasse vraiment. Il faut que je mette cela sur le papier, bien sûr, car tout doit être noté, et sincèrement. »