« Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » disaient les étudiants français en mai 68. Je me demande, après avoir écouté avec délice – désolé pour les lecteurs qui m'enjoignent de dire du mal des œuvres – ce texte écrit et lu par Jean Echenoz, si la figure centrale de son dernier roman, le coureur de fond tchécoslovaque Emil Zátopek, aurait pu reprendre cette phrase lui dont le parcours sportif exemplaire sera pour le moins contrarié par des régimes se souciant comme d'une guigne de la notion d'individu.
Au commencement du livre il y a l'invasion, par les troupes du Reich, de la Moravie. Evénement raconté avec force détails par l'auteur qui, au beau milieu de sa description très précise du matériel lourd utilisé par les soldats de la Wehrmacht, nous gratifie d'une de ses nombreuses incises qui provoque un sourire chez le lecteur – « une croix noire un peu spéciale » dit-il à propos de la svastika -.
Au beau milieu de cette foule qui ne réserve pas le même accueil à l'occupant que celle des Sudètes, se trouve Emil, 17 ans, étudiant en chimie. Il travaille également pour Bata, usine spécialisée dans la fabrication de chaussures. Le jeune homme n'a aucun intérêt pour le sport, une aversion même qu'il partage, nous dit Jean Echenoz, avec son père. Mais le régime a besoin de polir sa propre image qu'il espère bien diffuser par le plus grand nombre. Il organise alors des courses - « et c'est assez obligatoire » poursuit l'auteur dont le maniement de l'euphémisme fait décidément mouche – auxquelles Zátopek est donc contraint de participer. Et à la première, il termine deuxième.
A partir de là s'enclenche un mouvement qui va progressivement transformer Zátopek en star des stades. Après avoir détesté la compétition, Emil se prend au jeu et se met à gagner grâce, notamment, à une technique qu'il invente, celle du sprint final. Ces victoires seront d'autant plus importantes qu'elles vont bientôt servir un régime qui change de nature. Car après les bruns, ce sont les rouges qui arrivent en Tchécoslovaquie. Notre homme entre alors dans l'armée tout en continuant à se mesurer à d'autres coureurs, dans le cadre de rencontres internationales comme les championnats d'Europe, du monde ou encore les Jeux Olympiques.
Zátopek, c'est un peu la tornade blanche qui nettoie tout sur son passage. Il avale les adversaires les uns après les autres, il bat record sur record. On le surnomme bientôt « la locomotive » lui qu'une foule ridiculisa pourtant quelques années plus tôt, à Berlin, parce qu'elle jugea ses vêtements ridicules. Outre les courses, Jean Echenoz décrit avec minutie le processus de récupération, par les communistes tchèques, du « phénomène » Emil. Ces petits-frères du régime soviétique le montent en grade avant de le priver de sortie du territoire quand ils commencent à comprendre que ses victoires pourraient donner au coureur des désirs d'ailleurs au moment même où ce dernier s'entiche d'une jeune femme, athlète comme lui, Dana.
L'auteur montre comment bien comment cet individu aux qualités physiques incroyables n'existe qu'en tant que produit d'un système. Et si, comme le dit justement Jean Echenoz, Zátopek adhère au parti communiste c'est bien plus par opportunisme que par adhésion véritable au dogme. D'ailleurs, on voit bien que si Emil cherche à se désintéresser de la politique, celle-ci finit toujours par le rattraper. Elle est peut-être celle qui aura raison de lui, au final. Car très vite, la grandeur du personnage va laisser place à se décadence. Décadence voulue et « merveilleusement » orchestrée par un pouvoir qui lui infligera humiliation sur humiliation.
Lire ce livre en cette année qui marque les vingt ans de la chute du communisme est vraiment savoureux. Jean Echenoz réussit ce pari audacieux de truffer son texte de croustillants détails sans que jamais cela n'affecte la cadence du récit. Quand il lit son roman, il le fait avec celui qui a toujours un train d'avance sur son lecteur. Mais s'il reste en tête du peloton il veille toujours, contrairement à son héros, à ceux qui avancent derrière lui, qui l'écoutent, histoire de ne pas les distancer. Jean Echenoz est un vrai coureur de fond qui ne saurait négliger la forme.
A vos marques, prêt, lisez-le.