Pinard de Bordeaux et Pinard de Cahors ? Contrairement à ce que ces mots pourraient suggérer, il ne sera pas ici question de vin, mais de deux cas assez ahurissants de censure de l’art contemporain (taxé de « pornographique »), l’un concernant l’exposition Présumés innocents, l’autre, l’artiste Philippe Pissier. C’est donc à Ernest Pinard, le procureur qui requit contre Madame Bovary et fit condamner Les Fleurs du Mal, qu’il est ici fait allusion.
L’Histoire n’aurait jamais retenu son nom s’il n’avait été le persécuteur de Baudelaire et de Flaubert. Cette réputation l’avait tellement couvert de ridicule aux yeux de la postérité que, depuis les années 1970, les magistrats, dans leur grande majorité, ne poursuivent plus et ne condamnent plus les artistes à la légère. L’initiative des poursuites est presque toujours laissée, depuis l’entrée en vigueur du Nouveau code pénal, aux groupes de pression qui font de la pudibonderie, voire, comme aurait pu le dire Lacan, de la « pudibondieuserie », leur triste fond de commerce. L’avocat Emmanuel Pierrat, dans son Livre noir de la censure dont j’ai rendu compte il y a quelques mois, les avait décrits d’une phrase féroce : « D’autres “organisations” (Promouvoir, L’AGRIF, L’Enfant bleu, etc.) sont souvent des cache-sexes, dans tous les sens du terme, d’officines d’extrême droite ou de l’intégrisme catholique (toujours vigilant malgré, ou en raison, d’un clergé défaillant). »
L’arme fatale de ces associations est l’article 227-24 du Nouveau code pénal, dont j’ai déjà parlé dans ces colonnes, qui punit jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message […] lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur. » Initialement adoptée pour lutter contre les minitels roses, cette disposition ne sert pourtant guère, depuis son origine, qu’à faire traduire les artistes en justice, écrivains, peintres ou photographes. Et, ce, en dépit d’une déclaration claire de Jacques Toubon qui, en 1994, alors qu’il était ministre de la Culture, avait précisé qu’elle ne visait aucunement à censurer les œuvres d’art. Cette « exception culturelle » n’ayant malheureusement jamais été formalisée, les groupes de pression minoritaires s’en donnent toujours à cœur joie dans leur volonté de censurer et leur hystérie à voir de la pornographie partout. Partout… ou presque : acharnés contre les créateurs et les organisateurs d’expositions, on ne les voit guère s’attaquer à la puissante industrie pornographique – comme si les limites de leur morale se confondaient avec celles de leur courage.
Le cas de Présumés innocents reste un modèle du genre. Cette exposition, organisée entre le 8 juin et le 1er octobre 2000 au Centre d’art plastique contemporain de Bordeaux, saluée par la presse, abordait la représentation de l’enfance dans l’art contemporain. Alors qu’elle avait été fréquentée par 30.000 visiteurs, incluant enseignants et groupes scolaires, elle avait fait l’objet d’une plainte avec constitution de partie civile de la part d’une association « de protection de l’enfance » : sur la foi de rares témoignages et de l’examen du catalogue, celle-ci avait dénoncé l’aspect « pornographique » de nombreuses œuvres. Curieusement, l’association en question avait attendu le 24 octobre pour se manifester, ce qui laisse penser que l’événement ne devait pas présenter un si réel danger. Pourtant, les chefs d’accusation étaient graves : « diffusion d’images pornographiques » et « corruption de mineurs », rien de moins.
Dans la mesure où un parcours avait été aménagé pour les enfants, où une signalétique appropriée et des gardiens déconseillaient l’accès à certaines salles aux plus jeunes, dans la mesure enfin où il s’agissait de représentations artistiques, le Procureur de la République de Bordeaux avait, il y a un an, requis un non-lieu. En dépit de cette réquisition pleine de bon sens – et après une instruction qui a duré 9 ans ! – les juges d’instruction en charge du dossier viennent de renvoyer les organisateurs de l’exposition, tous de respectables personnalités, Henry-Claude Cousseau, actuel directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Marie-Laure Bernadac (à laquelle on doit la belle rétrospective Picasso et les maîtres du Grand Palais) et Stéphanie Moisdon-Tremblay, historienne de l’art, devant le Tribunal correctionnel. Notons cependant que le chef d’accusation de « corruption de mineurs » n’a pas été retenu.
Pour être constitué à la lumière de l’article 227-24, le délit de « diffusion d’images pornographiques » doit réunir deux conditions. La première concerne l’aspect « pornographique ». Or, la dizaine d’œuvres finalement incriminée, issue de collections publiques ou déjà exposée au public de par le monde sans avoir soulevé le moindre incident, serait, selon les juges, autant de « représentations grossières de la sexualité blessant la délicatesse et tendant à exciter les sens. » Sur quels critères, forcément subjectifs, se sont appuyés les magistrats ? En dehors de l’interprétation livrée par l’association plaignante, nul ne le sait. En matière d’art, la « pornographie » réside davantage dans le regard de celui qui se confronte à une œuvre, dans ses fantasmes, que dans l’œuvre elle-même. Mais sans doute y a-t-il des personnes à la délicatesse particulièrement sensible et aux sens singulièrement excitables… Si, à titre d’exemple, la photographie de Louise Bourgeois réalisée par Robert Mapplethorpe, sur laquelle l’artiste porte à la manière d’une baguette de pain un phallus géant, excite les sens d’un individu, j’aurais plutôt tendance à plaindre ce dernier, car l’œuvre me semblerait moins inquiétante que son mental. Parmi les autres œuvres retenues, figurent la célèbre photo de Brooke Shields nue réalisée à l’occasion du film de Louis Malle, La Petite, d’autres, de Cindy Sherman et Nan Golding, une toile de Marlène Dumas, des dessins d’Ugo Rondinone, etc. Autant d’artistes mondialement reconnus, autant d’œuvres de fiction et d’imagination dont l’unique but est de questionner le spectateur.
La seconde condition concerne l’éventualité pour les mineurs d’avoir vu les œuvres au contenu prétendu pornographique. Aucun élément n’a été apporté au dossier, qui serait venu étayer cette éventualité ; au contraire, le responsable de l’équipe de surveillance a affirmé, durant l’enquête, qu’aucun mineur n’y avait eu accès. Insuffisant, clament les avocats de l’association qui affirment que « si la personne poursuivie ne peut prouver l’existence d’un dispositif de surveillance ayant garanti l’immunité des enfants, le délit est établi. » Ils seront suivis par les magistrats instructeurs qui considèrent dans leur ordonnance de renvoi que « le simple fait que cette œuvre ait été susceptible d’être vue par un mineur », de même que le catalogue (pourtant vendu sous film plastifié), suffit à caractériser l’infraction. En d’autres termes, peu importe, finalement, qu’aucun mineur n’ait vu quoi que ce soit, ce qu’il convient de pénaliser, c’est le « risque du risque »… Rarement l’allégorie de la Justice aveugle n’aura si bien correspondu à cette réalité, sorte d’avatar du désormais sacro-saint principe de précaution. Nous sommes ici au cœur de ce que dénonce Alain-Gérard Slama dans son dernier essai, dont j’ai rendu compte dans ma précédente chronique : pour mieux promouvoir l’ordre moral, on cherche aujourd’hui à inverser la charge de la preuve. Ce n’est plus au juge, qui doit instruire à charge et à décharge, de réunir les preuves du délit, ce sont les personnes incriminées qui doivent prouver leur innocence, faute de quoi elles seront de fait présumées coupables !
Cette affaire constitue une première : jamais, auparavant, les organisateurs d’une exposition, par ailleurs professionnels de l’art mondialement reconnus pour leur sérieux, n’avaient eu à répondre devant la justice du choix des œuvres qu’ils y avaient incluses. Au-delà de ce cas ponctuel, c’est donc bien le procès de l’art contemporain qu’on veut instruire, avec, dans les méthodes, un léger parfum d’Inquisition. C’est une vision spécifique de l’art – un art aseptisé, qui ne doit ni questionner, ni déranger, ni remettre en cause l’ordre établi, ni donner à repenser le monde (autant dire un non-art) – que quelques groupuscules voudraient imposer à tous. Rien d’étonnant, dès lors, que les seuls à se réjouir ouvertement de ce renvoi devant le Tribunal correctionnel soient des organes chrétiens intégristes et proches de l’extrême droite… Car la position de l’Eglise officielle se veut plus souple en la matière. Ainsi, Mgr Rouet, archevêque de Poitiers, dans son essai L’Eglise et l’art d’avant-garde (Albin-Michel, 160 pages, 19 €), ne se montrait nullement choqué par Présumés innocents : « Loin d’offrir une image idyllique de l’enfance, ils [les artistes] ne baissent pas les yeux devant sa violence. » Il regrettait même l’attitude de l’association : « elle s’inscrit dans l’inflation des pratiques répressives exercées aussi bien par les pouvoirs politiques que par certaines associations de défense de la moralité publique. »
C’est cette même inflation des pratiques répressives qui a conduit Philippe Pissier devant le Tribunal correctionnel de Cahors. J’avais raconté en détail dans un précédent article les mésaventures de cet artiste, adepte du mail art ou art postal (création d’œuvres d’art à partir de cartes postales affranchies et adressées par la poste à un destinataire) dont plusieurs œuvres, postées en juillet 2008 à destination de l’Allemagne en préparation d’un salon, avaient été interceptées au centre de tri et remises à la Gendarmerie, assorties d’une plainte fondée, une fois encore, sur l’article 227-24 du Nouveau code pénal. Après une enquête qui avait abouti à une perquisition et à la saisie de l’ordinateur de l’artiste, le Substitut du Procureur avait requis le renvoi devant le Tribunal correctionnel. L’affaire vient d’aboutir par la relaxe de Philippe Pissier, ce dont le monde de l’art ne peut que se réjouir.
Cette décision de relaxe est significative, parce que, dans la quasi-totalité des cas, en dépit d’éventuelles réquisitions du Parquet, les juges ne prononcent aucune condamnation d’un artiste sur le fondement de l’article 227-24. Les groupes de pression pudibonds le savent ; ils ne continuent pas moins de s’y référer pour justifier leurs plaintes. Leur but est de créer un climat délétère, visant à dissuader créateurs et organisateurs d’expositions de jouir de leur liberté d’expression, de les contraindre à l’autocensure. Leur pouvoir de nuisance s’adresse aussi aux créateurs étrangers qui risquent fort de renoncer à envoyer leurs œuvres dans des manifestations françaises, de crainte de se trouver inquiétés. Car, même s’ils bénéficient d’un non-lieu ou d’une relaxe, les cibles visées n’en subissent pas moins des dommages : tracasseries liées aux enquêtes, atteinte à leur honneur, privation, pour une longue période, de leur outil de travail (l’ordinateur de Philippe Pissier en offre l’exemple).
Les groupuscules en question, nostalgiques de l’ordre moral qui sévissait au XIXe siècle dont ils souhaitent la restauration, me font penser à Louis Veuillot et Bathilde Bouniol, parangons de vertu dont la nullité abyssale en matière de critique d’art leur faisait condamner même les sujets religieux pour peu qu’un nu y figurât, dans leurs comptes rendus du Salon annuel. Comme ces associations d’aujourd’hui, ils prenaient déjà prétexte de la protection des mineurs pour vouer aux gémonies jusqu’aux statues dénudées des jardins publics ! Une belle illustration de jusqu’où la haine du corps peut mener… Si on les écoutait, Courbet, Balthus, Bellmer, Pascin, Picasso, Schiele et beaucoup d’autres devraient disparaître de nos musées.
Dans l’affaire Présumés innocents, deux ministres de la Culture, Jean-Jacques Aillagon et Renaud Donnedieu de Vabres, reconnaissaient qu’une condamnation des organisateurs constituerait un « recul effrayant de la liberté d’expression » et qu’il était « important de laisser à l’artiste ce degré de liberté supplémentaire, par rapport au commun des mortels, qui lui permet de représenter et dénoncer les maux de la société. » Ces propos confirment ceux tenus par Jacques Toubon en 1994. Ils reflètent ce que furent les intentions du Législateur. Dès lors, ne serait-il pas utile, sinon d’abroger l’article 227-24, du moins de le compléter en excluant l’art (peinture, sculpture, photographie, littérature, etc.) de son champ d’application ? Le nouveau ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, en se saisissant du dossier et en élaborant un projet de loi en ce sens, contribuerait à désengorger les tribunaux et, surtout, enverrait un signal fort en direction d’un monde artistique qu’il connaît bien. Un signal qui rendrait enfin à l’artiste son rôle dans la société, celui de pouvoir s’exprimer librement pour mieux la questionner.
Illustrations : Ernest Pinard, photographie - Couverture du catalogue de l’exposition Présumés innocents - Le Fou bandant les yeux de la Justice, gravure, 1494 - Œuvre de Philippe Pissier.