"Système", de Dominique Quélen (lecture de Bruno Fern)

Par Florence Trocmé

Évidemment, avec seulement 9 textes dont aucun n’excède une page et même en y rajoutant les quelques autres parus ailleurs[1], on ne peut que rester sur sa faim et espérer une prochaine édition de l’ensemble auquel ils appartiennent – mais il y a déjà là de quoi retenir l’attention.
Comme l’indique le premier titre, il est question d’éponger son corps, désignant tout d’abord par là une série de résistances, d’opacités, déclinées en deux lignes majeures qui se croisent de temps à autre : l’incarnation (ici le plus souvent rendue sensible par la douleur) et la langue, celle dont beaucoup sont privés d’un quart environ, mais ça ne les gêne pas ; en outre, le fait que cette masse à inertie variable n’empêche pas les fuites – qui n’ont rien à voir avec des épanchements de pathos : il arrive même que la cuvette soit cabossée et salie aux endroits où la tête est venue cogner.
Une telle approche évoque partiellement celle du corps sans organes d’Artaud, le soi physique étant essentiellement le lieu sans cesse menacé par la composition :
Le corps est d’une texture non plus ligneuse à présent, ni friable, mais au contraire souple, tendre et presque moelleuse au toucher. Et ça ne fait pas mal, à condition d’y être allé mollo dans l’effort et sur les proportions et quantités. Mais quand la Dispersion Contradictoire des Organes™ est telle qu’ils s’en vont pour ainsi dire visiter les curiosités du coin, c’est trop.
D’où le recours à l’écriture pour essayer d’assembler plus ou moins les morceaux :
Les mots venant à manquer dans la langue, je dois faire un schéma pour être entendu et qu’on se figure les étapes de ma déchéance (ce que j’étais / suis / serai) et pourquoi je cause un tel désordre.
Face au système et à ses injonctions vécues dans une humiliation tragi-comique[2] (non seulement l’obligation de déclarer à tous sa maladie, de s’entendre dire quel autre sens il faudrait donner à ses propres gestes, mais aussi la finitude ordinaire et le fait de se sentir parfois comme un chien tenant dans sa gueule un os de chien – bref, de devoir avaler à longueur de temps : l’estomac de chacun, isolément et pris en groupe, à cent pour cent tapissé de porridge, ce qui rappelle la langue-muesli de Roubaud), écrire constitue une tentative pour installer le sien, de système (pas que de défense), tout en ne masquant pas ses limites : on voit bien qu’on ne peut pas guérir, que la guérison n’existe qu’en principe. Système textuel conçu avec une précision chirurgicale (tant il est évident que D. Quélen pèse chaque mot) mais avec failles et détournements intégrés, câble à âmes multiples.
Autrement dit, il s’agirait d’atteindre le but que Beckett fixait à l’artiste, à savoir trouver une forme qui exprime le gâchis[3], puisque cette prose – si toutefois cela existe[4] – indéniablement tenue est, dans le même mouvement (toute la prouesse est là), lâchée par de multiples décrochages – par exemple, à travers la subtile imbrication de ce qui relèverait d’un récit et de considérations abstraites, développées ou simplement esquissées ; les variations pronominales qui font passer sans (trop) prévenir d’un sujet du / de discours à l’autre ; l’ouverture du compas lexical, du technique (à dominantes médicale et commerciale) à l’argot ; les registres d’énonciation qui changent brusquement, réalisant ainsi une union du plus frivole et du plus sérieux[5]; enfin, omniprésente, la lucidité teintée d’humour (ou l’inverse, si vous préférez) :
Ce gars-là, c’est une somme. Il a tout fait, tout essayé sauf mourir. A part mourir, il connaît tout, il est bon en tout. Son idée, c’est qu’à la naissance, il a tout perdu et qu’il doit passer sa vie à tout reconquérir. Il cherche une expression moins guerrière. Qu’est-ce qu’il a d’autre à disposition dans la langue ?
ou bien :
Et chaque jour, chaque jour le topo sur l’espérance et la charité, un trou aménagé dans la cloison à hauteur des yeux, qui te suce. Tu es assis sur le siège de l’Ame™. Cependant, le bas du dos te cuit. Cuisante aussi, dans la foulée, la perte du mot qu’il y a un instant encore tu tenais et qui pouvait seul exprimer l’horreur de ton état. T’en voilà séparé par une membrane, un petit clapet, tel dispositif suffisant à te le rendre inaccessible, à toi tout spécialement.
Au final, D. Quélen donne à lire ici une parole aussi singulière – tout malade, au-delà d’un certain stade, dégage une odeur qui lui est propre – qu’impersonnelle, à la fois marque déposée, circonscrite, et largement débordée par elle-même puisque ne sachant pas ce dont elle est capable :
On voudrait saisir les qualités apparentes et intentionnelles du plan, qu’on ne pourrait pas. Il ne comprend pas que son rôle consiste à définir le tien, et le tien à l’en empêcher.

Contribution de Bruno Fern

Dominique Quélen 
système

fissile éditions, 2009
16 pages - 3 €
Editions fissile : collection maigre



[1] Dans les revues Boudoir & autres (n° 4) : Editions Ragage, Action restreinte (n° 11) et rehauts (n° 23) ainsi qu’en ligne : remue.net : Dominique Quélen | Câble à âmes multiples – où j’ai prélevé certains extraits.
[2] Au passage, je révèle avoir été conçu en vain et que je suis sans force, sans volonté face à ce qui arrive. En plein hiver ! Quelle honte ! Quel Supplice™, vraiment !
[3] Entretien avec Tom F. Driver.
[4] Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Mallarmé
[5] Deleuze.