Immigration et libre-échange : l’hypothèse libérale-conservatrice, par Paul Castaing

Publié le 26 juin 2009 par Roman Bernard
J’aime beaucoup Éric Zemmour. Polémiste intelligent et impitoyable, il est pratiquement le seul dans le paysage audiovisuel et journalistique français à s’attaquer sérieusement aux lieux communs les plus coriaces de notre drôle d’époque. Il fait très souvent mouche et n’a pas son pareil pour mettre les tartuffes de la gauche bien-pensante et de la droite gestionnaire devant leurs contradictions. Qui plus est sur des sujets qui fâchent, avec un courage et une obstination qui forcent le respect. Pourtant, il lui arrive d’avoir tort. Ou du moins, de céder lui aussi à certains sophismes bien dans l’air du temps.
L’un de ses thèmes de prédilection semble être la mondialisation et ses conséquences concrètes pour la France et les Français. Au risque de grossir un peu le trait, Zemmour défend la thèse selon laquelle le développement du libre-échange à l’échelle mondiale va de pair avec le nomadisme, et donc avec une immigration massive et incontrôlable venue des pays pauvres, qui tire les salaires dans les pays riches vers le bas. La mondialisation est donc vécue comme une régression qui fait courir un péril inexorable à la France.
Dans son raisonnement, le libéralisme sur le plan commercial (abolition des droits de douane, importation de biens étrangers bon marché, délocalisation d’usines, etc.) est intimement lié au laissez-faire en matière d’immigration. Plus de frontières, plus de souveraineté nationale. Il compare allègrement l’ouvrier chinois qui travaille « pour un bol de riz » là-bas au clandestin malien qui vient « faire pression » ici sur les salaires de nos ouvriers : l’un comme l’autre nuisent à la France, avec la complicité de certains patrons décidément bien peu patriotes.
En somme, Zemmour adopte sur ce sujet une position très proche de celles des souverainistes comme Nicolas Dupont-Gnan-Gnan et du Front national. La solution consisterait alors à « protéger » les Français de la mondialisation (avec quel argent ? pour combien de temps ?) et de ses deux méfaits principaux : le libre-échange total et l’immigration incontrôlée. Pourtant, mon cher Éric, pourtant… Il est intellectuellement cohérent et techniquement possible de promouvoir le premier tout en rejetant la seconde.
C’est en tout cas la position que défend l’économiste américain Hans-Hermann Hoppe dans un brillant article daté de 1998 : The case for free trade and restricted immigration (une traduction en français est disponible ici : Pour le libre-échange et une immigration limitée). Représentant de l’école autrichienne d’économie, Hoppe surprend alors une grande partie de ses amis libéraux, qui (pour donner raison à Zemmour) défendent à la fois la liberté de circulation des biens et des personnes. Après avoir rappelé l’inanité du protectionnisme et la supériorité de libre-échange (sans surprise de la part d’un économiste libertarien !), Hoppe tisse un argumentaire aussi provocateur que stimulant sur l’immigration.
D’abord, il est faux d’affirmer que commerce et migrations sont deux phénomènes conjoints : ils sont en réalité plutôt substituables. Les travailleurs mexicains n’ont pas intérêt à passer la frontière si les produits mexicains peuvent entrer sans problème aux États-Unis : ils garderont leur job au Mexique du moment que leur entreprise peut écouler sa production sur le marché américain. De même, les producteurs américains n’ont pas intérêt à délocaliser et investir leur capital au Mexique s’ils peuvent commercer librement avec les Mexicains depuis leur bureau à Dallas. En égalisant progressivement les conditions de vie et en permettant une allocation optimale des investissements, le libre-échange tempère plus qu’il n’amplifie la délocalisation de capital et l’immigration ! Au contraire, les politiques protectionnistes et de social welfare incitent les travailleurs des pays pauvres à venir et les patrons des pays riches à partir.
Ensuite, il n’y a pas d’analogie possible entre libre-échange et « libre immigration » car les phénomènes d’échange et de migration sont fondamentalement différents. Les gens peuvent migrer d’un endroit à l’autre sans l’accord de quelqu’un d’autre, par leur propre volonté, mais les biens ne peuvent circuler sans que l’expéditeur et le destinataire ne trouvent un accord. Cela paraît évident mais c’est le cœur du problème ! Le libre-échange suppose donc une « invitation » de la part des foyers et des entreprises du pays destinataire, tandis qu’une « libre immigration » n’a pas nécessairement besoin d’une telle invitation, et désigne dans ce cas une « invasion » (cf. déclaration de Valéry Giscard d'Estaing en 1991) d’immigrés non voulue par les habitants du pays destinataire.
Inversement, alors que le protectionnisme économique est une abrogation par l'État du droit de ses citoyens à consommer comme ils l’entendent, une immigration restreinte peut assurer la protection de leur propriété privée contre une invasion non voulue. Libre-échange et immigration restreinte suivent donc le même principe : il faut être invité avant de pouvoir passer la frontière !
Je vois déjà arriver les premières objections :
« Mais les travailleurs immigrés ne viennent pas sans raison, il y a bien des patrons qui veulent les employer chez nous, qui les “invitent”, n’est-ce pas ? »
Oui, mais c’est oublier qu’il n’y a pas qu’une immigration de travail, avec un contrat conclu en bonne et due forme avant que l’immigré ne se rende dans le pays d’accueil. L’immigration incontrôlée dont il s’agit ici concerne des personnes qui arrivent sans travail, ou avec un travail précaire, et qui demeurent sur le territoire d’accueil une fois leur premier contrat de travail révolu. Des prestations sociales financées par l’impôt des résidents leur sont accordées, sans condition de citoyenneté.
« Espèce de facho, de raciste ! Si les pauvres immigrés viennent chez nous, c’est parce qu’on a besoin d’eux ! L’immigration est une chance pour la France ! »
Peut-être une chance pour vous, imbécile, mais pas pour tout le monde. Quand bien même il serait prouvé que l’immigration augmente les revenus moyens des Français, cela ne suffirait pas pour la considérer comme « bonne » en soi. Il n’y a pas que l’argent, dans la vie, n’est-ce pas ? D’autres paramètres, éminemment subjectifs, entrent en compte dans la qualité de vie. On peut préférer gagner moins et vivre loin de certaines personnes, ou bien l’inverse : c’est la liberté d’association ou de séparation qui rend possible les relations pacifiques entre groupes ethniques, sociaux ou culturels très différents.

La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde
, même Rocard le disait. Les pays à forte pression migratoire comme les États-Unis ou la France se sabordent lorsqu’ils pratiquent le protectionnisme et les prestations sociales pour tous, sans restreindre les flux migratoires. Vu les différences de salaires et de conditions de vie ainsi maintenues entre pays, des millions d’habitants des pays pauvres sont incités à s’installer dans les pays riches, le système d’aide sociale explose, l’économie se disloque et la civilisation du pays d’accueil est menacée de disparition à moyen terme. Au passage, les pays d’origine se vident de leur jeunesse et de leurs ressortissants les plus entreprenants. C’est donc la merde pour tout le monde, si vous me passez l’expression.
Que faire, alors ? Astucieusement, Hoppe nous explique d’abord pour quelles raisons le problème ne se poserait pas dans une société de type anarcho-capitaliste : dans un territoire entièrement privatisé, les immigrés ne pourraient venir que sur invitation expresse du propriétaire des lieux, il leur serait impossible de squatter un quelconque espace public. Dans un tel scénario, les mouvements physiques des biens et des personnes obéissent à la même loi : il faut être invité d’abord avant de venir ! Tout se règle par contrats librement consentis entre l’invité et son ou ses hôtes, que ce soit pour travailler, faire affaire, visiter le pays, etc.
Aucune société de ce type n’ayant encore vu le jour, il faut être plus réaliste. Quelles leçons les gouvernements démocratiques, censés exprimer la volonté du peuple, peuvent tirer de la parabole anarcho-capitaliste pour affronter à bras-le-corps le problème de l’immigration ?
D’abord, que la présence d’un gouvernement et d’espaces publics modifie considérablement la donne ! D’une part, savoir si une personne étrangère peut entrer ou non sur le territoire n’est pas du seul ressort des résidents. Il n’y a plus besoin d’invitation librement consentie entre deux parties : des « papiers » (vrais ou faux) suffisent. D’autre part, la possibilité de séjourner dans le pays d’accueil est d’autant plus grande qu’il existe de nombreux parcs, bâtiments, routes ou transports publics où se réfugier, et que le gouvernement n’a même pas les moyens de contrôler efficacement.
Que faire, donc ? En préalable, Hoppe préconise l’abolition du protectionnisme et des prestations sociales… Imaginez un parti politique proposer ça en France ! Ensuite, il s’agit pour le gouvernement de prévenir et de guérir. Prévenir, en renforçant les contrôles à la frontière et subordonner l’entrée sur le territoire à une invitation valable, c'est-à-dire un contrat librement consenti entre le migrant et un résident. Guérir, en réduisant au strict minimum les espaces publics et en encourageant les propriétaires privés à faire respecter chez eux leur droit à accueillir et expulser qui ils veulent. L’acquisition de la citoyenneté est bien sûr possible, mais elle est subordonnée à l’achat par le migrant d’un morceau de terrain assorti d’une habitation, qu’un résident voudra bien lui vendre. Aucun « droit du sol » ne s’applique. L’agrément des voisins pourra être exigé pour que la vente du terrain soit validée. Etc.
Éric Zemmour et les souverainistes préoccupés par les phénomènes migratoires devraient lire Hans-Hermann Hoppe et, plus généralement, les penseurs de la tradition autrichienne qui sont peut-être les plus visionnaires et cohérents des libéraux. Cette lecture permettrait déjà à nos souverainistes d’être plus exigeants dans les termes qu’ils emploient. La mondialisation n’est pas le « mondialisme ». Il est même parfaitement logique d’être pour le libre-échange et contre l’immigration massive et incontrôlée.
De même qu’il est logique d’être pour la mondialisation des échanges et contre l’instauration d’un gouvernement mondial, concocté par des cerveaux malades comme celui de Jacques Attali. Malgré les risques encourus, il est encore possible de quitter un pays dont le gouvernement opprime ses habitants, spolie leurs droits de propriété et détruit leur civilisation. Imaginez quitter « le monde »… Impossible d’échapper au contrôle bienveillant et au totalitarisme soft et festif de l'État-globe, à moins d’aller vivre sur Mars – à condition que les Martiens aient une politique d’immigration laxiste !
Jean-Claude Michéa, dont les livres sont au demeurant très intéressants, considère le libéralisme comme un « tableau à double entrée », un bloc monolithique où le versant économique du laissez-faire serait chevillé à son versant sociétal et politique. Cela rejoint Zemmour quand il déclare – non sans esprit – que l’extrême-gauche sans-papiériste fait le jeu du Medef délocalisateur. La démonstration est habile mais trop rigide. Elle passe sous silence l’hypothèse libérale-conservatrice, dont la pertinence et l’actualité sont indiscutables, comme le prouve l’article de Hoppe, mais qui manque encore de publicité en France.
Paul Castaing
Criticus, le blog politique de Roman Bernard.
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