Mesure-t-on combien les Who étaient laminés en cette fin 1976 alors que, en pleine dégringolade artistique et faillite personnelle, ils envisagent la mort dans l'âme de reprendre le chemin des studios ? Townshend, dévoré par un narcissime contrarié par un des pifs les plus laids de l'histoire du rock, n'en finissait plus de souffrir de l'écrasante prestance scénique de son pote Roger Daltrey, ange blond coqueluche des foules, auquel il ne réussit pas, malgré de navrantes tentatives studio, à ravir le bien symbolique micro ; l'exceptionnel John Entwistle, lui, tentait d'enfouir sa virtuosité lasse au fond de bouteilles largement partagées avec le fantasque Keith Moon qui, perdant définitivement pied, basculait pour sa part irrémédiablement dans la poudre.... Relativement épargné, Daltrey comptait les points dans une ambiance qu'on imagine peu festive... Au bout de cet effroyable tunnel, émergea tout de même, à la faveur de sessions cauchemardesques, un album de très bonne facture, certes bien loin de la créativité de la décennie passée ou d'un Who's Next légendaire, mais porté par un excellent titre, le "Who Are You" éponyme, qui doit, on le verra, son existence à un chèque, un club et deux Sex Pistols plutôt mous de la révolte...
Fin 1976 : au terme de la tournée - monstrueuse, naturellement - de cette chaude année, les Who sont donc lessivés : leur évolution d'icônes mod, orfèvres en joyaux pop-rock sixties cinglants, en chefs de file d'un rock américain hardisant pour stades - un cap vécu par beaucoup comme sacrilège, franchi à l'époque de l'ambigu Who's Next dont la version alternative avec Leslie West à la lead-guitar indique peut-être encore mieux la direction que prenait le groupe - s'est logiquement soldée par un succès accru et de confortables ventes soutenues par une artillerie scénique colossale toute seventies... Avec aussi, classique rançon du genre, un esseulement et un désarroi du gang de Shepherd's Bush, perdu dans une trilogie sexdrugsandrocknrollesque pas encore inventée... Si on est loin des déchirements intestins de Deep Purple - le groupe le plus conflictuel du rock ? - y a pas à tergiverser, le moral est au plus bas... Symbole : Townshend raconte que, revenant de tournée en conquérant, il retrouva sa petite famille avec émotion - ses enfants, eux, ne le reconnaissant pas, refusèrent d'embrasser ce papa inconnu... Le mariage du pauvre Pete n'y résista d'ailleurs pas et une demande de divorce de Karen vint bientôt alourdir la liste d'emmerdes de l'infortuné songwriter...
Mais la préoccupation de l'époque, passée depuis à la postérité, c'étaient évidemment les problèmes auditifs de Townshend... On sait peut-être que le groupe à l'époque avait eu les honneurs du Guinness Book of Records avec 126 exceptionnels décibels officiellement captés à cinquante mètres de la scène lors d'un concert au Charlton Athletic Football Ground, performance douloureusement explosée quelques années plus tard par les troglodytes Manowar et Ben Harper, mais ceci est une autre histoire... Si l'ami Pete date sa perte d'ouïe très précisément - un concert du 21 mars 1976 au Anaheim Stadium, pas loin de Los Angeles, des enceintes monstrueuses et, minute historique, Roger qui gueule une note meurtrière qui vrille à jamais le tympan de Townhend... - le guitariste n'en démord pas : le seul vrai responsable, c'est son casque... De longues nuits passées à refaire des parties de guitare chez lui, écouteurs sur les oreilles pour pas réveiller les gamins, auraient en effet eu raison de son équilibre auditif... Beau joueur, il reconnaît que l'alcool a dû considérablement aggraver la chose, dans une démonstration un peu bancale mais bon, c'est lui qui le dit... Bref, au terme de consultations croisées, Pete dut se rendre à l'évidence : il devenait sourd... Depuis, l'expert en moulinette guitaristique - réalisées parfois au prix de mains ensanglantées et d'hospitalisation en urgence comme en 1989 à Seattle - s'investit dans une interminable croisade contre les excès sonores dont il n'a jamais cessé par ailleurs de souffrir, multipliant les expérimentations comme cette singulière lampe, utilisée un temps en studio, qui s'allumait lorsque le volume était trop fort...
Mars 1977, les Who toujours dans le tunnel : les managers historiques, Kit Lambert et Chris Stamp, entament une série de négociations pour le groupe avec Allen Klein, où il est surtout question de royalties... Principal compositeur du groupe, Townshend sortit de cette réunion de treize heures avec un beau chèque bien gras mais dut se rendre douloureusement à l'évidence : les Who étaient en passe de devenir un produit, une grosse machine et, horrible constat pour l'intéressé, leur guitariste davantage un businessman qu'un artiste, si on est honnête... Sonné, profondément déprimé et têtant sa proverbiale bouteille de brandy, Townshend se résolut quand même à fêter ça avec son pote Stamp qu'il emmena au mythique "Speakeasy Club" pour y entendre deux folk-singers bien barrés, John Otway et Wild Willie Barrett, dont il devait produire le confidentiel premier album.. Vous la voyez venir : Pete, méchamment bourré, n'est pas forcément des plus attentifs et, en ivrogne consciencieux, s'emploie à faire chier tout le monde, renversant les verres et cherchant la cogne... Fort heureusement, le guitariste fit alors une rencontre qui changea le cours des derniers mois du groupe : Johnny Rotten lui-même... Rappelons qu'on est alors en pleine frénésie punk et que les Sex Pistols, vrais losers puissamment marketés par le roublard McLaren, sont les coqueluches des média qui ne raffolent rien tant, comme on le sait, de la subversion conditionnée... Pour Townshend, l'époque est doublement douloureuse : auto-proclamé théoricien du rock depuis quelques années, pour le plus grand plaisir des interviewers qui laissent tourner la bande du magnéto, le gratteux a pris l'explosion punk en pleine tronche, avec des sentiments mitigés, accueillant à bras ouvert cette sédition rock renouvelée mais sentant aussi qu'on indiquait la porte de sortie à son groupe plus tout jeune... Dans ses pires moments de mégalomanie, Townshend répétait d'ailleurs que, mod pur et dur, c'est lui qui avait inventé le punk dès 1965... Bientôt ce sont les Jams qui, pillant le son des Who en dénigrant dans le même temps le groupe - toujours tuer le père - pour le marier au punk feront vaciller la bande à Pete...
Bref, Pete, toujours bourré au "Speakeasy" rappelons-le, aborda donc le leader des Sex Pistols avec la délicatesse d'un Anglais bien chargé... Dévidant ses théories boozeuses sur la mort du rock, Pete ne s'aperçut incidemment que quelques minutes plus tard que celui qu'il croyait être Johnny Rotten n'était en fait que le batteur des Pistols, Paul Cook... Pas décontenancé, le guitariste enchaîna ses sermons idéalistes sur la nécessité pour les petits jeunes de poursuivre le combat qu'il avait initié quelques années plus tôt, qu'il était fier, et tout le toutim... Steve Jones, dans les parages, se rallia au groupe, comprit rien à rien aux élucubrations brandysées de Pete, jamais à court de déclarations absolues sur l'avenir rock, qui finit par crier un péremptoire et embarassant : "Rock and Roll's gone down the fuckin' pan!!!" en déchirant le chèque de royalties reçu quelques heures plus tôt... Jones, rebelle mais poli et pragmatique, s'enquit de la santé du groupe, s'inquiétant d'une séparation que Pete lui confirma entre deux rots avant de s'enfuir pour se faire réveiller sous un porche de Soho par la matraque suspicieuse d'un bobby... De retour chez lui, sa femme lui fit un accueil mérité, pas trop chaleureux, et Pete ne put qu'avouer en une phrase inoubliable : "I've been to Hell"... Décidé à capturer l'esprit de cette horrible nuit, Il rédigea dans la nuit ce qui devait devenir, oui, vous avez deviné, "Who Are You", qui retrace l'odyssée du guitariste :
I woke up in a Soho doorway
A policeman knew my name
He said "You can go sleep at home tonight
If you can get up and walk away"
I staggered back to the underground
And the breeze blew back my hair
I remember throwin' punches around
And preachin' from my chair
Le titre est aussi censé évoqué la déception de Pete face aux Sex Pistols, bande de paumés qui voulaient des nanas et du fric quand le guitariste trentenaire rêvait encore de révolution.... Quant à la question du titre, elle est adressée, semble-t-il, à Dieu lui-même, certains avançant que l'homophonie entre les mots "who" et "hu", autre nom de Dieu qui n'en manque pas, est voulue, dans un morceau qui contient par ailleurs deux "fucks" bien audibles... Des désastreuses sessions d'enregistrement qui suivirent, brassant rock progressif, punk, opéra-rock avorté et clin d'oeil au disco, on ne retiendra qu'une des frasques ultimes de Moon, déprimé à l'idée d'être réduit à un simple virtuose du roulement - mais qui dans le même temps n'offrait plus rien d'autre en concert - et qui, surprenant un roadie en train d'effectuer les réglages sur sa batterie, sortit de la pièce sans rien dire mais, trois jours plus tard, mit le feu au studio... Le pauvre Keith, plus capable de tenir en entier ses parties de batterie, ne fut d'ailleurs que l'ombre de lui-même, à tel point que le titre "Music Must Change", en 6/8, fut expurgé de sa partie, inutilisable, et ne comporte que quelques tristes coups de cymbale à la fin... Pour notre titre chouchou, Moon réussit à se rassembler et balança, outre une formidable partie de batterie presque posthume, une intro tout en charley, à l'opposé de son style simiesque décrié comme un ultime soubresaut de fierté... Une autre version du titre, clip avant l'heure qui apparaît dans The Kids Are Alright, montre d'ailleurs un Moon obèse, en piteux état, comme le Brian Jones de la pochette de Between The Buttons en somme... Une troisième version de ce "Who Are You" fut exhumée à l'occasion de la remasterisation de l'album et comporte une strophe originale entière, oubliée à l'époque et plutôt savoureuse rétrospectivement : "I used to check my reflection / Jumping with my cheap guitar / I must have lost my direction, cause I ended up a superstar/ One night I was in the boardroom/ Affected by the human race/ You can learn from my mistakes, but you're posing in the glass again"...
Deux semaines plus tard, le 6 septembre 1978, Moon se fait un ciné (The Buddy Holly Story présenté par McCartney), rentre à 4.30 du mat', prend des somnifères (Heminevrin), se tape un autre film The Abominable Dr. Phibes avec Vincent Price, se réveille, se fait un steak, un peu (?) de champagne et encore des petites pilules, 32 au total et fut retrouvé mort au petit matin... Sur la pochette de l'album qui venait de sortir, on pouvait découvrir Moon, assis à califourchon sur un siège portant la grinçante inscription "Not to be taken away"...