On sait Jacques Chessex niché au cœur d’une sorte de remord collectif. Le fait, peut-être, qu’il touche juste et n’hésite jamais. Et que les Lettres françaises lui aient accordé la noblesse d’un Prix Goncourt. Il y a longtemps. Mais lui pardonnera-t-on cette arrogance là ?
Dans le canton de Vaud et dans le Jura on naît modeste. Un mot sous l’autre. On est modeste…et on le reste. Alors pourquoi souligner avec autant de hargne la présence d’un père insupportable, à en crever. Nos pères nous devons les traiter en famille ; avec respect. « L’Ogre » écrase tout et peut être lui-même. Que faire alors quand il meurt ? Que faire dans les rues de Lausanne quand la chaleur écrasante attend l’hiver glacial ? Disparaître !
Il y a un an, j’étais resté ébahi devant le dialogue de mort et d’espoir de deux hommes ayant dépassé l’âge de se mentir. François Nourissier et Jacques Chessex se fixaient à la manière de deux serpents mortels qui s’aiment et retiennent leur venin. Mais les deux hommes phrasaient l’éternité.J’ai relu “L’Ogre” dès que j’ai eu une semaine devant moi.
Pourtant Chessex gardait un remord personnel, au sein du remord collectif. La mort de celui qui avait tout pour figurer dans les rubriques des faits divers, en 1942, quand certains Suisses auraient voulu être plus près de Berlin ou de Berchstesgaden.
Et d’en faire un livre, il n’était pas question. D’autres passions s’étaient épuisées, avant, dans l’imprécation. Pour celui-là, il fallait des phrases courtes. Et l’âge de laisser dire. Dire des faits eux aussi tout courts ; bruts, implacables et même grotesques.
Sans doute faut-il penser à d’autres résurgences du Mouvement National Suisse ? Et à d’autres imprécations plus récentes contre les autres, les fautifs, ceux qui polluent. Noirs, basanés, contre blancs.
En 1942…tandis que les voisins s’occupent ou préparent Outre Mer et Outre Manche une reconquête, Payerne, cette ville d’abbatiale, une ville où Odilon marqua la présence de Cluny et à laquelle il légua, comme à une grande partie de l’Europe la commémoration des défunts…. « est un gros bourg vaudois travaillé de sombres influences à l’extrémité de la plaine de la Broye, près de la frontière de Fribourg. »
Et un peu plus loin, écrit encore Chessex : « Au printemps où commence cette histoire les lieux sont beaux, d’une intensité presque surnaturelle qui tranche sur les lâchetés du bourg. Campagnes perdues, forêts vaporeuses à l’odeur de bête froide à l’aube, vallons giboyeux déjà pleins de brume, harpes des grands chênes à la brise tiède. »
Pourquoi aller plus loin ? Le style est là, campé et le décor happé de mots rudes.Le dernier roman de Jacques Chessex (février 2009 Grasset) s’intitule simplement « Un Juif pour l’exemple ».
Et il parle d’un mort. Assez peu finalement. A mieux dire, il parle de la mort. D’où qu’elle vienne quand elle est conduite par une geste absurde. Un théâtre trop noir, pour le croire réel. Et pourtant ce qui se déroule, un peu plus haut au Nord, est plusieurs millions de fois pire. Et ce qui se déroulera à l’Est cinquante millions de fois pire. Et cela ne s’arrête pas avec le sentiment des Droits de l’Homme…Mais qu’est-ce qui est pire que le verbe qui désigne à la vindicte ?
« Gott weiss warum » a fait écrire sur sa tombe la veuve d’Arthur Bloch.Tandis que le Monsieur Klein de Losey rejoint les wagons qui l’attendent derrière le Vel’ d’Hiv, alors qu’il n’est déjà plus suspecté. Mais qu’il se dit : si je ne suis coupable de rien, pas même de ma naissance, alors ils sont tous innocents. « Dieu sait pourquoi ».
On oublie, mais l’on n’oublie pas. « Mais il se passe, là encore, un autre phénomène étrange. Car il arrive que le vieil écrivain qui a assisté à cette histoire quand il était jeune garçon, parfois se réveille en pleine nuit hantée et blessée. Et croit alors qu’il est l’enfant qu’il fut autrefois, et qui questionnait les siens. »
Photo : la Boye à Payerne Association du Vieux Payerne