« Moniek, pas maintenant, courage, tu ne peux pas finir comme ça ! »
Des mains pourtant elles-mêmes épuisées l'ont agrippé lorsqu'il a trébuché, des bras amis l'ont soutenu, des paroles réconfortantes murmurées à son oreille lui ont donné un regain de force. Il s'est fait violence pour ne pas céder aux hallucinations causées par l'épuisement et la détresse qui laissait apparaitre les fantômes de ses proches au bord de la route.
Comme il aspirait à se reposer un instant sur le talus au milieu des siens... les serrer contre lui... embrasser tendrement sa mère... taquiner son frère... se sentir épauler par son père... rentrer ensemble chez eux, là-bas, à Varsovie...
« Laissez-moi avec eux, un instant, juste un petit instant... » suppliait-il au comble du délire.
L'appel mortifère était si doux qu'il était bien plus tentant de céder aux sirènes des apparitions plutôt que de poursuivre cette mauvaise route exténuante.
Mais Moniek a continué d'avancer, littéralement pousser en avant par ses compagnons.
Parce qu'il n'avait pas vraiment le choix, parce qu'il était dit qu'il devait vivre coûte que coûte.
Le jour où les SS se sont longuement concertés entre eux et ont intimé aux déportés de s'asseoir sur la route, il a cru que sa dernière heure était venue.
Pourquoi leur demandait-on de rester immobile, dos aux officiers et aux gardes, mains sur la tête, si ce n'était pour avoir le loisir de les mitrailler plus facilement ?
L'attente dans cette position inconfortable fut longue et cruelle.
Moniek et ses compagnons, dans un silence impressionnant, pensaient comme un seul homme au moment précis où ils entendraient le cliquetis des armes annonçant les rafales qui les faucheraient tous jusqu'aux derniers.
« Pas de témoins, rien n'est arrivé », c'était la consigne qui accompagnait tout cet effort inconcevable de destruction d'une communauté.
La longue route de douleur et d'espoir mêlés connaitrait son terme ici, sur ce chemin, pour une idéologie basée sur la haine et dans l'indifférence générale de l'humanité.
Ils sortiraient tous de leur nuit pour aller vers dieu sait quelle hypothétique lumière... la plus atroce des morts était plus douce que tout cela disait-on...
Décontenancé par la tournure des événements, il a distingué une troupe d'hommes armés, avançant face à lui. Tandis qu'ils se rapprochaient avec prudence, il a songé qu'il s'agissait probablement une nouvelle escorte SS qui avait pour ordre de les conduire à leur destination, une unité physiquement bien fraîche et alerte qui imprimerait une cadence infernale à leur marche ou les laisserait crever sur le bord du chemin.
Lorsqu'un homme s'est adressé à lui en le mettant en joue, Moniek a baissé les yeux pour échapper à la vision du canon de l'arme qui le fixait, prêt à cracher son projectile meurtrier. Il s'est cru mort dans la minute mais, contre toute attente, l'homme, après quelques secondes d'hésitation, a abaissé son arme et lui a de nouveau parlé dans une langue étrangère, doucement, calmement, avec les marques d'un apitoiement inaccoutumé dans les intonations de sa voix.
Moniek s'est alors effondré en larme, en de longs sanglots douloureux, lui qui s'était retenu de pleurer pendant toutes ces années, préférant serrer les dents pour ne pas sombrer.
C'était la première fois, depuis bien longtemps, qu'un homme portant un uniforme militaire lui parlait d'homme à homme.
Il a eu besoin de très longues minutes pour saisir que l'individu devant lui n'était pas un SS mais un libérateur.
Les SS, quant à eux, avaient déguerpi, abandonnant leurs prisonniers sur place, comptant sur cet écran improvisé constitué d'êtres humains pour gagner une précieuse distance de repli.
Moniek était sauvé mais il ne pouvait simplement pas le concevoir.
Il n'était plus en mesure de réfléchir.
Bien plus tard, lorsque ses forces physiques et psychiques sont revenues, il a choisi de migrer pour la France afin de rejoindre des cousins éloignés, survivants à la Shoah qui, comme lui, avaient tout perdu.
Il a continué à travailler le bois passionnément et il en a fait son métier. Exprimer sa créativité a eu l'action d'une thérapie et lui a donné la possibilité de dépasser son sentiment de culpabilité d'être rester en vie et, enfin, d'entamer un lent et pénible processus de reconstruction.
Il a réappris à sourire, puis à rire et enfin à reprendre sa place au milieu des hommes... même si tous refusaient de l'écouter. Personne ne voulait savoir, personne ne voulait se regarder dans le miroir et encore moins contempler le reflet de ceux qui étaient revenus.»
A cet instant, j'ai compris.
J'ai compris ce trouble ressenti lors de ma découverte de ces admirables racines sculptées, si ardentes dans leur immobilité : ils étaient tous là, sous mes yeux, les parents, le frère, la famille, les amis, les anonymes ... tous ces disparus, juifs ou goys, hommes, femmes, enfants, homosexuels, handicapés, tsiganes, opposants au régime ou tout simplement différents... ils étaient tous présents, taillés dans la chair des racines, figés dans les veines du bois, respirant dans l'aubier.
Là, pour l'éternité, inaltérables. Tous aimés et respectés. Jamais oubliés.
Moniek avait voué sa vie à les sculpter, leur redonner un corps et un semblant de présence, petites figures issues de longues heures vouées à leur résurrection par la faveur de sa vieille lame qui envoyait voleter de longues boucles boisées au gré du souvenir.
Emue, je me tournais vers l'inconnu qui venait de me livrer l'histoire du vieil artisan pour le remercier de sa narration mais il s'était éclipsé dans la foule qui parcourait le Salon de l'Artisanat.
Je ne devais donc pas en savoir plus ?
« Dos iz alts... »***
J'ai croisé le regard d'un bleu soutenu de Moniek, pendant qu'il fredonnait les paroles d'une chanson diffusée sur sa petite radio.
C'était le même regard décidé que celui du jeune homme de 20 ans qui serrait contre son cœur une statuette inachevée, quelque part sur une route infinie, en 1945.
Un regard qui voulait toujours croire en la force de la vie par-dessus tout.
« Vraiment... dos iz alts ... ? »
*** yddish : « c'est tout ».
Le yddish est une langue d'influence germanique à 80% qui comporte du vocabulaire hébreu et slave. Aussi nommée « judéo-allemand», cette langue était parlée par les communautés juives ashkénazes d'Europe centrale et orientale. Suite à l'extermination quasi-totale de la communauté ashkénaze pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle est en voie de disparition.
Nuit et brouillard Jean Ferrat
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