1897, en mars paraît Maîtresse d'esthètes, fin avril Penses-tu réussir ! Deux romans écris par Jean de Tinan, le premier des deux est signé Willy, il s'agit d'un roman à clés sur les milieux littéraires (1), le second confirme Jean de Tinan parmi les jeunes talents émergeant, Penses-tu réussir ! pourrais bien être le roman d'une génération. 1897, fut pour Tinan une année de forte activité, outre ces deux romans il publie vingt-quatre articles dont, en janvier dans La Province nouvelle (2), un compte-rendu sur Notes sans portée de « son patron » Willy, que je donne ci-dessous, c'est dans cette revue que l'on retrouvera, signée Simiane (?) une chronique sur Maîtresse d'esthètes, il collabore au Mercure de France (c'est cette année que commence sa chronique Cirques, cabarets, concerts), au Thyrse (3) où Jean de Loris fera les compte-rendus, donnés ici, de Maîtresse d'esthètes et de Penses-tu réussir !, au Chat noir, et à La Presse.
(1) A propos de Mina Schrader de Nysold, qui servie de modèle pour le personnage principale de ce roman ainsi que pour Une Passade (1894, Willy [et Pierre Veber]), voir Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste(2) La Province Nouvelle, publiée à Auxerre, directeur Laurent Savigny.
(3) Le Thyrse, recueil mensuel de philosophie, art et littétature. « La rédaction du Thyrse, se réunit tous les quinze jours, au Café d'Harcourt, le meilleur du quartier, boulevard Saint-Michel, 47. » peut-ont lire dans un écho de la revue, le d'Harcourt est l'un des quartiers généraux de Tinan est de ses amis. On retrouve parmi les collaborateurs réguliers de la revue, un proche de Tinan : Henry de Bruchard. Jean de Tinan donnera à la revue Deux poèmes de C. V. Catullus dans le numéro de juin de 1897.
Dès janvier 1897, alors que Penses-tu réussir ! n'est pas encore publié, Rachilde le signale dans sa chronique du Mercure de France.
Penses-tu réussir ? S'écrie Jean de Tinan sur la couverture d'un livre curieux dont l'édition demeure encore tout à fait intime. Nous le croyons comme lui, étant donné les belles espérances déjà réalisées par le jeune auteur du Document sur l'impuissance d'aimer. Critiques légères des moeurs littéraires, amourettes imprécises et subtiles qui se nouent et se dénouent en des sujets de romans sans appuyer sur aucun oreiller (et que, par conséquent, les épaules touchent). Esprit en fusion et se diffusant au grand profit de la galerie, souple éloquence qui n'est perçue que pour l'auteur, mots de salons et mots d'alcôves, tous les traits d'esprit dix-huitième et aussi ceux d'Apollon enfin, transparaissant, immaculée, la face blanche un peu mystique, voire même mystifiante, de l'oeuvre future déjà faite et toujours à faire. « Quand j'étais petite, j'écrivais mes pensées sur des feuilles de camélia blanc !» disait un jour devant moi un vieux bas-bleu avec un jeu de cils chassieux très effroyable. Vous avez réussi mieux que cela, Jean de Tinan, les pages demeurent blanches et fleuries de fraîcheur sans le jeu de cils brûlés par les fards trop appuyant la vie, et voilà une oeuvre charmante.
Rachilde.
Toujours dans le Mercure, en mars 1897, Rachilde n'oublie de pas de consacrer quelques lignes à Maitresse d'esthètes et Ysolde Vouillard.
Maîtresse d'esthètes par Willy, nous exhibe à nouveau l'héroïne de la fameuse Passade. Est-ce que Willy serait un homme constant ? Cette Ysolde Vouillard qui écrit, sans fautes d'orthographe, des lettres symbolistes, m'a tellement l'air de la belle Mina ou Monna, que tout le monde admirait à l'Oeuvre, en robe orange garnie d'effilés d'ombrelle 1830 !... C'est bien la même ! Willy, n'abusez pas, malgré votre volcanique esprit, de cette jeune personne ; nous savons des esthètes qui faillirent en mourir très réellement, et sans aucune esthétique !
Rachilde.
En juin 1897, après la sortie du roman, fin avril, Rachilde revient sur Penses-tu réussir !
Penses-tu réussir ! De Jean de Tinan fut annoncé déjà dans ma chronique un peu sommairement. Or le roman de ce jeune auteur-là n'est fichtre pas sommaire. Nous pouvons y revenir. Tinan raconte les amours et les cristallisations littéraires de son ami Raoul de Vallonges, et je vous jure que n'était la philosophie très boulevardière (« Charmante soirée ! ») qu'il en exprime, on en trouverait le déploiement donjuanesque. Je soupçonne Jean de Tinan de prêter, non seulement ses mots, mais encore ses femmes, à son ami qui en possède une collection déjà fabuleuse ! Seulement il y a l'esprit de Jean de Tinan pour excuser la ribambelle, un esprit vraiment curieux, nerveux, valseur, s'agitant perpétuellement entre les parenthèses comme entre les sonorités aiguë de cymbales d'argent, sautant d'un sujet à un autre avec des bonds de clown, allumant une prodigieuse quantité de cigares aux comètes qui passent et nous décrivant des milieux de lettres d'une fantaisie trop élégante. « Ous qu'il y a des divans ! ». Il y en eut, Mossieu, ous qu'il n'y avait pas de chaise du tout ! Ah ! Les jeunes d'aujourd'hui, ce qu'ils s'asseyent, en littérature, et ce qu'il arrivent comme dans un fauteuil !... Plein d'épigraphes bizarres, de dédicaces inattendues, ainsi que le peut être de cabochons monstrueux un verre d'Illyrie, ce roman de Tinan a l'apparence d'une oeuvre énorme et biscornue ! Mais il y a des blancs... heureusement, car ces blancs sont reposant pour les yeux fatigués de tant de rutilances. Le défaut des jeunes d'aujourd'hui, c'est d'être trop spirituels. Vers la fin du livre, un morceau très savoureux d'ironie et de tristesse à peine appuyée dans le dialogue avec la petite sirène Glaucé. Cela charme comme une halte au bord d'un étang dont ont pourrait bien ne pas apercevoir encore le fond ! Je préfère ces pages aux autres... et j'avoue que toutes les autres sont nécessaires pour amener celle-là ! (« Charmante soirées ! »).
Rachilde.
Jean de Loris, Maîtresse d'esthètes de Willy, Le Thyrse, mars
1897
Willy, le sarcastique, vient de publier Maîtresse d'Esthètes, roman à clé, dont la transparence, un peu méchante parfois, force les personnages véridiques à se reconnaître eux-mêmes : c'est dire que, pour les initiés, aux chapelles littéraires, le masque ne tient pas. Ce roman est narquois : le dialogue y est mené de main de maître, avec un sans-gêne vraiment spirituel où l'on retrouve toutes les qualités de l'auteur d'Une Passade. Maîtresse d'Esthètes est digne de l'oeuvre qui l'a précédée, et c'est un compliment que je prétends faire là ! Mais, si tous les jeunes ne savaient l'intérêt cordial que leur porte M. Gauthiers-Villars, ils croiraient avoir en ce terrible satyrique, un ennemi acharné : nos petits ridicules sont dits, et bafoués de la façon la plus délurée. Willy sait cependant que nous avons aussi des qualités : il n'en parle pas. Nos oeuvres voient le jour, et nous ne faisons pas tous partie de l'Ecole expectative. Je n'en veux pour preuve que M. Jean de Tinan : ce jeune auteur a déjà donné un curieux Document sur l'impuissance d'aimer, et un conte intitulé Erythrée qui sont mieux que les prémices d'un nouveau talent. Il va nous livrer une étude intéressante, Penses-tu réussir ? (sic pour !) sortira des presses du Mercure de France, quand ces lignes paraîtront. Le mois prochain j'en parlerais longuement [en fait l'article paraîtra en juin]. Mais, avant ma critique, M. de Tinan me permettra de dire aujourd'hui toute l'estime que j'ai pour ce qu'il écrivit jadis.
Jean de Loris.
Jean de Loris Penses-tu réussir ! de Jean de Tinan, Le Thyrse juin 1897.
Jean de Tinan a beaucoup lu Stendhal, et il est disciple de Maurice Barrès : on ne saurait trop l'en féliciter. Penses-tu réussir ? Son premier livre d'études est tout plein de ces maîtres : il en perd même un peu de sa personnalité ; mais j'en aime l'ironie qui est élégante et fine quoique l'auteur nous annonce une monographie réaliste : j'aime aussi la façon délurée et si naturelle qu'à Raoul de Vallonges à philosopher.
Vallonges et moi d'ailleurs nous avons beaucoup de ressemblance, et c'est probablement pour cela que je l'aime. Des lectures un peu désordonnées, une fièvre intense de vivre, et des désirs d'élégances nous sont communs ; la volonté aussi d'analyser nos sensations. Mais nous sommes sceptiques aujourd'hui avec Stendhal, alors que demain nous aurons une foi très vive en admirant les mysticismes de Villiers : Vallonges et moi nous ne sommes pas encore sûrs de nous-mêmes, et nous nous cherchons... ou bien il vaut mieux s'éperdre ?... Raoul a aimé Flossie, Blanche-Marcelle, et Jeanne-la-Pâle, et Geneviève, et beaucoup d'autres. J'en ai aimé beaucoup aussi qui ne sont point différentes. Et nous sommes un peu tristes tous deux de voir si faux le Rêve de nos seize ans, l'artificiel de toues ces belles amours songées jadis : et que nous mêmes, hélas, nous ne savons pas aimer, que nous aimons comme nous pouvons, et que c'est si peu... Mais Vallonges a conscience qu'il ne peut en être autrement : Vallonges sait qu'il n'y a que de petits bonheurs, de mièvres amantes, et des âmes mesquines. Et il pense réussir : M. Barrès est un grand professeur d'énergie. Moi, j'aurai peut-être suivi la Sirène du Pont des Arts : mais Vallonges a vingt-quatre ans ; je n'en ai que dix-neuf : ce doit être pour cela, hélas !
Oui ! C'est bien une monographie réaliste qu'à écrit M. de Tinan : c'est notre vie, à nous jeunes gens, notre âme complexe, sa bonne foi sincère et son scepticisme artificiel, notre coeur épris d'un Rêve que nous ne pouvons même plus rêver et toute notre sensibilité, tant de sensibilité ! Et la conclusion de notre Maître qui nous fait aimer nos souffrances : c'est un plaisir parfait que d'être perpétuellement curieux...
Penses-tu réussir ? Est écrit dans le procédé de composition que j'ai toujours cru le meilleur pour un jeune ; et il y a longtemps que j'ai résolu de faire ainsi mon premier roman : une série de nouvelles qui pourraient paraître séparément, avec chacune un sens complet.
La brièveté de la nouvelle rend l'effet plus intense, et laisse dans l'esprit une marque plus puissante qu'un roman dont on coupe toujours la lecture ; son développement restreint permet de mettre plus de force dans ces deux conditions essentielles : la Vérité et la Pensée.
M. de Tinan a parfaitement réussi tout cela.Jean de Loris.
Simiane : Littérature. Willy : Maîtresse d'Esthètes. La Province Nouvelle,
mai 1897
Maîtresse d'Esthètes est, si vous le voulez, un roman. C'est même un roman à clef. C'est surtout de la « rosserie » à double détente et à haute pression. On ne « blague » pas les gens avec plus de férocité, plus d'aisance et plus d'esprit.
De l'esprit ! Il y en a à la pelle. J'ignore quel est le pleutre qui a dit le premier que Willy tire de continuels feux d'artifice. Si vous le connaissez, portez-lui tous mes voeux (musique de César Franck) et assurez-le que je le tiens pour un mufle, parce qu'il m'a chipé la seule expression, qui malgré son horrifiante banalité, qualifie le style de notre allusionniste.
Car c'est ici. - comme dans une Passade et autres chef-d'oeuvre, - un va-et-vient d'allusions, mitigées de boutades à coups de boutoirs moucheté, le tout goguenard, railleur et bon garçon, si bien qu'il faudrait avoir le vilain caractère de l'Ouvreuse du Cirque d'Eté pour se fâcher.
Vous voudriez que je vous narre la véridique aventure incluse en ces pages lapidaires, que je vous dise que Lug-Allan est Lugné-Poe lui-même, que Sotautrack et M. Péladan ne font qu'un, que Suzanne Gazon est une aimable artiste du théâtre de l'Ame, pardon, de l'Oeuvre, qu'un état d'âme du diaphane Sarcey nous y est révélé, que toute la bande idéalo-mystico-ésotéro-symbolards y reçoit son paquet ?... que Frantz Brotteau, le sculpteur bien connu sous le nom de Fix-Masseau, à peu près vidé par l'hiératique Ysolde est envoyé à Niort par son ami Smiley pour se reconstituer en mangeant de l'angélique sur le désert de la Brèche ou au pied du Donjon, sur les bords de la Sèvre, que d'antiques tanneries fécondèrent de miasmes pullulants, etc. etc... Mais j'ai d'autres choses à faire.
Oh ! Willy ! Avoir un ami et l'expédier à Niort chez une vieille tante !! Si encore vous m'aviez prévenu je lui aurais donné un mot de recommandation pour la bonne Mme Jacomella, qui, en son hôtel du Raisin de Bourgogne (1), eût soumis à votre Frantz les menus les plus savants et les plus réparateurs.
A dire vrai il fallait l'embarquer pour quelque par ce sculpteur efflanqué ! Et c'est heureux, car l'ami Eriez qui savoure la poésie des chemins de fer et des gares trouvera au chapitre V de quoi s'en fourrer jusque là, (portez ma lettre à Métella).
Il me paraît nécessaire de signaler à l'école naturiste, Willy faisant son petit Archimède fin de siècle et employant pour un lachâge qui s'imposait un moyen inédit. Oh ! Voui, inédit.
Simiane
(1) Je vous jure que je n'ai touché aucune remise.
Pour clore ce petit dossier Tinan/Willy un article de Tinan sur Notes sans portée de Willy, avec un message personnel pour Colette, publié dans la Province nouvelle, N° 9, janvier 1897.
- Mon doux ange – ai-je dit à la petite dame dodue que je me plais à truffer des meilleures opinions – mon chéri chérie, penser un peu à ce que c'est difficile !
Voici cinq feuillets blancs, chaque dimanche soir, qu'il faut remplir vite et tout de suite... ayez l'obligeance , mon coeur, d'y faire tenir : 1e Le compte-rendu des concerts, (pour ne pas l'oublier). 2e La « Toilette » de cette belle enfant et « ses bras d'ambre où la pourpre a mis un reflet rose »...
- C'est un vers de Heredia !
- Bien mon enfant ! Bien ! Vous faites des progrès !
3e Tous les mots d'esprit de ces Messieurs (et quand ils n 'en ont pas ces Messieurs, d'esprit, Willy leur en prête à fonds perdus). 4e Les noms de vingt-sept musicastres et de quinze musicographes et de six mille et six musicologues, avec renseignements complets sur leur hérédité, leur adolescence et leurs oeuvres en préparation. Nous y sommes. 5e Le nom de cet ancien ministre qui... 6e Les noms et prénoms de ces quatorze mille six cent soixante huit gendelettres avec les titres de leurs derniers ouvrages et le nombre de pages desdits. 7e Les performances de ces deux cent dix-sept jeunes personnes brunes, auburn et blondes. Nous y sommes. Faites-moi le plaisir d'accompagner naturellement, pour que ces nomenclatures ne soient pas trop sèches, car il n'y a rien de plus délicat que le procédé par énumération, chaque nom d'un à-peu-près, d'une allusion, d'une rosserie ou d'une caresse. Arrangez-vous enfin de telle sorte que vos listes puissent servir de critiques littéraires de nouvelles musicales et d'échos mondains, et demi-mondains. N'oubliez pas que les chers confrères du Caméléon du Gers (journal indépendant) ont besoin de vos « mots » pour les délayer en « nouvelles à la main ». Bien. Nous y sommes. Au milieu de tout cela, n'est-ce pas, vous n'avez pas manqué à rendre compte : vous avez contesté telles coupures et tel mouvement, vous avez prié la trompette de ne pas s'endormir pendant le « Thème de l'épée », vous avez réclamé... (au choix) ? Oui ? Allons ce n'est pas mal. Maintenant......
- Comment ce n'est pas fini ? !
- Fini ! Il s'agit encore de mêler à tout cela la critique de l'art musical lui-même, il s'agit de fournir les vues les plus claires, les plus vivantes dans leur gaité, les plus libres, les plus enthousiastes, et si souvent, sans vouloir en avoir l'air, les plus érudites ; il s'agit de savoir louer Balakirew que j'aime par exemple ; il s'agit de savoir fesser sur leurs idées – une main de fer dans un gant de velours (1) – quelques méchants snobs avariés et quelques dangereux crétins que je désignerai, avant de les saupoudrer d'épithètes sexuelles, sous les pseudonymes transparents de X, Y, Z...
Willy a choisi d'être une des seules choses qu'il y ait quelque intérêt à être aujourd'hui : un combattant. Ah tapons dessus !! Sa plume pique, ce qui est bien, et elle pique des mufles ce qui est mieux, et elle pique en bon français, d'idée et de phrase... - (« ce bon vieil esprit français »... Voilà ! Voilà !).
Il sait rire, il sait admirer, il sait être insolent... Je ne sais rien de mieux à faire...
Vous m'avez bien écouté, ma douce enfant, vous avez bien retenu ? Allez répéter à vos amis et connaissances. Allez ! Allez ! Et demain... où vous savez...
- Et toi ? où vas-tu ?
Moi ? Je vais fumer un cigare chez Willy – parbleu ! Je ne l'ai pas volé.
Jean de Tinan.
(1) Chère Madame – j'avais parié que je l'écrirais. Vous me devez une frite. (personnel à Madame Colette G.-V.)