I: Il y a quelque chose de pourri dans la littérature américaine contemporaine, sur la forme (by Odot)
Et moi qui croyait que le fatras du Parfait Petit Laborantin POMO/MOMO (le Digressionator©, le Calligrammator©, Le Notedebasdepageator©, le Multiplicateur Automatique de Fonts©, le Super Labyrintemporel©, le Générateur Alchimique de Stream Of Consciousness©, l'Ascenseur de Niveaux de Lecture©, l'Aspirateur à Junk Culturel©) servait à agrandir l'espace depuis l'intérieur du texte plutôt qu'à l'aplatir; moi qui croyait que, comme l'écrivait Tristram notre PAPA à TOUS,
"les digressions sont la Lumière"(volume I, Chapitre XXII)que les machineries astucieuses devaient rendre les ouvrages "unique en leur genre", que les Mondes-textes qu'ils faisaient naître se devaient nécessairement, moralement pourrait-on même dire tant est que l'on croît en une éthique de la littérature, d'être aussi vastes derrière que devant ne serait-ce que par respect pour les maboules qui se piqueraient de tirer les fils mais non, non, apparemment il est possible voire conseillé pour qui souhaite faire gonfler sa bankability, même avant d'avoir signé son premier contrat, d'user le fatras à son petit compte sans se soucier un instant de l'Univers-Texte qui frémit derrière l'Univers-Sans-Texte (celui d'avant John Locke / avant Bergson /avant Borgès qui aveugle encore tous ceux qui n'imaginent pas que c'était bien un Monde plus grand qui bruissait entre leurs mains, tard le soir, quand ils jouaient leur vie au dé dans un Livre dont ils étaient le héros) juste parce que Dave Eggers a fait son brillant hold-up sur les lettres ricaines comme ça un beau jour de l'an 2000 en gonflant sa douce sordidité par l'absorption en plein de ce bon vieux miroir déformant du texte dans un autre texte dans un autre texte parce qu'il était très cultivé et qu'il était tombé, peut-être, dans la marmite Fiction Collective quand il était moucheron, ou parce que dans sa suite Jonathan Safran Foer, un beau jour de 2002, a vu sa maison dans la montagne et fondé son autoroute sur la Face Nord pour monter illico tout en haut et ouvert la brèche à tout un bataillon de conteurs de vies douces amères, tous brillants tous mignons, bientôt agglutinés en Ecole tout autour des prairies de McSweeney's pour appliquer à la lettre à l'envers l'abracadabra d'Eggers et faire quelques livres jolis et très empathiques et pas mal d'argent avec (Rivka Galchen, Kiara Brinkmann ou Sheila Heiti ne sont pas encore tous arrivés en France, mais si vous avez lu Junot Diaz vous savez de quoi on parle);
plus vert encore, le gars Reif Larsen (pur nom, j'en suis moi-même vert de jalousie), a débarqué d'un simili nulle part (ou presque, puisqu'il a suivi le MFA du génial Ben Marcus à Columbia) et provoqué un riquiqui tsunami médiatique dans le monde littéraire US sur la foi d'une écharpage d'éditeurs autour son premier manuscrit arbitré par la wonder-agent Denise Shannon - la première vague des gogo-lecteurs haletants, dont nous fûmes grâce au pugnace Pugnax, se pressant immédiatement pour répondre à la question "qu'est-ce qu'il a de si spécial, ce million dollar baby?" et ignorant sciemment la mise-en-garde de l'astucieux Leon Neyfakh du New-York Observer, qui ironisait dès le 24 juin: "Why did T.S. Spivet send all of New York publishing into a frenzy? According to several people who saw the manuscript, it’s partly because it has lots of cute pictures in the margins. Sort of like a McSweeney’s book! Also Marisha Pessl’s Special Topics in Calamity Physics, which lots of people bought"; mais tant pis pour nous: nous sommes plusieurs au FFC, trop têtus dans notre crédulité, à avoir acheté l'objet la semaine de sa sortie, et plus d'un à l'avoir lu dans la foulée même après la révulsante citation de Stephen King en hors-d'oeuvres ("Here is a book that does the impossible, it combines Mark Twain, Thomas Pynchon and Little Miss Sunshine"), et effectivement, nous avons trouvé ça insupportablement "pretty" et "cute" et effectivement, McSweeney's a fait tilt dès la quatrième ligne;
et pour ce est de la machine littéraire, je vous jure de me croire, The Selected Works of T.S. Spivet ne mérite même pas que l'on en rédige une critique de 300 signes; sans se soucier une seconde de la pertinence des gribouillages dans les marges en regard du projet littéraire (ceci dit, vous l'avez deviné, il n'y en a aucune), c'est visuellement, seulement visuellement, laid, confus, immature, banal et très chichiteux; en s'en souciant, c'est plus grave encore, car Larsen a foncé tête bêche dans son wonder novel sans s'embarrasser d'aucune queue de morale littéraire vis-à-vis de Tristram notre PAPA à TOUS, à qui il pique sans vergogne ses initiales pour son narrateur-héros (peu importe si c'est même volontaire, David Foster Wallace aurait dit que "tout ce qui est écrit devient un genre de système qui contrôle tout ce qui est à l'intérieur"): ici le gadget POMO ne sert à rien d'autre qu'à décorer, et cette méchante transmutation du vertigineux paradoxe du signifié signifié en signifiant de signifiés en pure coquetterie décorative est, sur le papier, plus grave encore qu'elle en a l'air; certes, on justifiera que le système ici, c'est la fiction qui contient son narrateur, cet insupportable gamin effectivement tout droit sorti de la cuisse d'un inédit tout pourri de Safran Foer qui fait des cartes, qui voit le monde en cartes, qui gribouille le monde en cartes mais qui, c'est tout de même étrange, n'est pas foutu d'en établir une seule suffisamment ample pour même un peu commencer à nous faire rêver; et pendant qu'il recopie ses cartes (dont une des Etats-Unis, ce qui est prodigieusement intéressant), aucun acte, aucun désir écrivain n'intervient effectivement en sous-main pour établir une carte avec les cartes et creuser ou déplier d'autres dimensions dans l'atroce horizontalité du récit: car un seul et unique genre de lien survient ici entre les deux territoires inexorablement séparés et délimités (puis raccordés par des jolies flèches à la con) du Texte et des dessins, celui, littéral à en bouffer du foin, le seul et unique à éviter en vers et contre tout, quoi qu'il arrive (ça doit être dans la première leçon du premier jour de l'année de tous les Creative Writing Programs du territoire américain), de l'illustratif (et encore je vous parle pas dégueulis graphique en bonus à la fin du livre autour de Moby Dick avec "everything is fiction" gribouillé dans un coin, mais ma stupéfaction sur le sujet m'empêche tout commentaire supplémentaire); Otarie nous explique ci-dessous qu'il lit les gribouillis comme des parenthèses et effectivement, si c'était le cas, je me joindrais à lui et je dirais "pourquoi pas", mais a) je ne vois pas en quoi les gribouillis allongent seulement le texte, au mieux ils lui apposent quelques anecdotes subsidiaires qui ne sont jamais suffisamment longues pour agacer ou parasiter le texte dont ils dépendent et b) pourquoi diantre alors prétendre faire jouer à ces petites décorations les rôles complexes de grammes cartographiques qui seraient supposer démultiplier les grilles de lecture et faire un réseau hors du texte avec lui-même ou avec le reste du corpus littéraire universel?; car le reste à lire n'est rien d'autre qu'un mortel récit, tout droit, tout plat, gonflé ras la gueule de clichés à crever d'ennui (le hobo qui prend le train, une société secrète, une famille qui s'aime, des inventeurs farfelus it's a tough world out there) et de tous, tous, tous les poncifs du Grand Roman Américain© (Twain, Moby Dick, Darwin, la mécanique quantique) distribués sans aucune justification aléatoirement entre deux histoires très ennuyeuses évidemment séparées par une mortelle mise-en-abyme; il n'y a rien, rien, rien d'autre à lire dans cette bluette prodigieusement agaçante, rien, rien, rien à discerner sur le monde, rien, rien, rien à comprendre sur la littérature, aucune nécessité littéraire, aucun désir, aucune vista, The Selected Works of T.S. Spivet est un livre doucereux et idiot et manifestement plutôt fier de l'être et j'en arrive à la conclusion que son dispositif tout entier est finalement une diatribe gratuite et maléfique contre la modernité.
II: sur l'empathie (by Otarie)
Est arrivé ces dernières décennies l'émergence ou la visibilité d'un problème ; l'empathie en fiction, petite salope commune, s'est chez certains remuée en une constante de proximité visant à flatter gentiment le lecteur et/ou à simplement faire en sorte qu'il se sente un peu mieux par d'autres moyens que le positivisme de l'histoire ; vicieux forcément et chacun l'estimant se voit fiché comme suspect, mais arrivent les gens normaux affublés de l'une ou l'autre caractéristique chouette, qui résonne avec quelques comportements vaguement négatifs invisibles de celui qui regarde (ici n'importe quelle manie de répétition renvoie à la maniaquerie autiste de T. S. Spivet ; son mieux disparait dans le commun) et qui surtout est donné d'une telle manière qu'il n'est pas foutu de l'utiliser convenablement ou à pleine puissance—ceci, ce creux, se signe comme l'inverse des baudruches au caractères possédant d'énorme zones de blanc auquel le lecteur peut s'accorder ; ici le personnage n'est plus le référent réel ; un lien, pourquoi pas, avec les millions de cynismes et contre-cynismes successifs qui ont accompagné l'humanisation des héros—, étant donné qu'il est, malgré tout, un simple humain, peu dégourdi en dehors de la capacité en question. … ouais, c'est un peu ça, on retourne un aspect négatif du comportement (pour poursuivre l'analogie : les manies) pour le déborder en positif (la cartographie—de même certains gros sacs sans aucune âme de gastronome pourraient s'estimer épicuriens et heureux, un colérique passionné, etc.) (il ne s'agit pas d'accorder le lecteur au personnage au sein de la fiction, mais d'accorder les deux au moment de la lecture, en déséquilibrant ce que peut être l'immersion) : certains mécanismes sont facilités par le jeune âge de T. S. C'est un gosse, il est supposément idiot et naïf, mais tout se forme autour d'une inversion et des mensonges adjacents : s'éloigner du majoritaire n'a jamais signifié se couper de diktats, moins visibles. Un hobo n'est pas forcément un gentil bonhomme intelligent qui a décidé de se couper de l'industrialisation ou a compris assez tôt qu'il n'était pas fait pour ce monde. Tout au long du texte, c'est cette unilatéralité inoffensive et barbante, qu'elle apparaisse sous des atours simples ("la médiatisation c'est vraiment trop nul" ou cette bien trop présente évocation de la science comme étant de petits dessins sur du papier, ces ennuyeuses réflexions sur la cartographie n'amenant à aucune réciprocité) ou qu'elle réussisse à tromper plus aisément son incapacité à évoluer (toute une béatitude autour d'une simplicité coincée dans le simplisme), qui empêche au texte de former une chose d'intérêt. Chaque élément, chaque événement est comme plaqué et recroquevillé sur une feuille de laquelle on aurait banni ses bifurcations et contraires, tout n'est plus circonscrit qu'à l'évidence du monotone, du commun et du petit. Ne leur laisser aucune place annule petit à petit l'existence du récit.
Le seul capable d'avancer un semblant de tension s'est déroulé hors de la narration, coinçant encore un peu plus, si besoin était, ses ambitions cartographiques, jusqu'à se demander si ambition est une insulte. Voulant à la fois être une recension du tout (en s'excusant d'avoir à le diluer pour n'arriver qu'à de gentilles petites choses) et du changement (T. S. Spivet est proche de se balancer dans l'adolescence ; toute une partie du roman se veut de transport), l'ensemble des dessins n'offre en général que redoublement du texte—ce qu'est T. S. limite l'apport qu'une différence de perception ou de reproduction pourrait amener : en vis-à-vis avec son expression la plus banale, l'évocation n'est plus. Surtout, la faiblesse du tout fait perdre la réussite de ce qui pourrait autrement être une précision diabolique, lâchant toute idée de polysémie pour centrer ses effets. L'automatisme pénible de ce qui devient rapidement un procédé empêche les dessins de revêtir autre chose que l'illustration au sens le plus bas du terme, ne proposant ni alternative ni autre lecture que celle des huit ou neuf mots auxquels ils sont liés. Quelques uns se détachent du tout, donnant une réelle entrée sur une alternative, incapables pourtant de combler les failles et de—ne serait-ce que—simuler un ensemble cohérent.
Il faudrait évaluer le pourcentage des hors-textes (tout le petit bordel baladé dans les marges, se plaçant comme autre type de parenthèse, pourquoi pas) apportant des informations valables (n'est-ce pas le principe d'une carte : centraliser des faits et les rendre lisibles selon une perception plus vaste ?... T. S. lui-même a une révélation en comprenant que les cartes qu'il cherche et cherchera à réaliser impliquent des milliers de composantes qu'il faudra étudier et combiner, simplifier sans réduire ; qu'en fait le texte ? Rien). N'a l'air d'exister au fond aucune distance entre les actions et la narration (on pourrait évidemment arguer du bien-fondé de narrer un texte sur la cartographie à la première personne), entre tout ce qui repose ici, soumis à des niveaux égaux et plats, attendant peut-être une résonnance d'un lecteur peu délicat ou peu au courant du fait que la joie possède plusieurs expressions et couches, est ce qui est derrière un sourire avant de l'être lui. Etre charmant, généreux et touchant (comme il se dit sur la jaquette) ne suffit sans pertinence ni rien à donner, à peine une béatitude qui s'annonce l'air benêt comme n'existant que par l'environnement nauséabond qui l'entoure, assez satisfait d'être ici pour se donner la peine de se bouger le cul… ennui...
Aussi stylisées sur le rien, la prolifération des digressions enduit de pénibilité l'ensemble gentillet qui conduit la première partie du texte, comme si Reif Larsen était tout bonnement incapable de faire exister une narration (on ne lui en veut pas vraiment, la bestiole est bien plus compliquée qu'elle en a l'air) et n'avait jamais vraiment su si c'était une bonne chose ou pas. Se force un peu, l'accumulation de dérivatifs devenant dilution improbable comme insipide. Il remplit comme il peut le statique et simule les liaisons de l'un à l'autre secouage de remémorations et incises indues ; T. S. vivote au milieu de ses souvenirs en boucles fermées, jusqu'à son évasion et la dispersion de l'environnement ; on pourrait croire qu'après l'assez réussie peinturlure d'une lampe pour inquiéter un chauffeur et stopper son train pour actionner le mouvement, tout ceci aurait disparu. Le premier indice est que le texte n'est pas au présent : T. S. raconte une histoire qu'il a déjà vécu et se donne le droit de lui adjoindre moult saloperies et fausses précisions. Il n'y a pas réellement de deuxième indice : le voyage lui-même est annulé et anéanti par l'attaque de la Digression Ultimement Pesante, qui peine à amener un soupçon d'intérêt tant elle est minée par sa volonté d'apporter à la fois une structure réflexive pour T. S. et un lien à la famille qu'il a choisi de quitter un moment (c'est un texte écrit par sa mère, pratiquant la "science" au sens Spivet, i.e. toujours gentille et câline, à propos d'une aïeule de T. S. et non de ladite mère, elle-même menée à science) et une certaine rythmique secondaire, ici pour s'aligner sur la régularité du train tout en voulant l'oublier (ce n'est qu'un train : ce qu'il représente est bien plus intéressant que lui, c'est un moyen de transport ; chez Larsen, au milieu de ce qui s'y fait, rien n'existe vraiment que dans des limites ridiculement réduites). On touche encore au lieu, mais la cartographie du changement, idée de premier ordre si l'on s'y penche rapidement, n'a même jamais le début d'une existence (encore une fois, ici aurait pu s'axer l'idée d'une cartographie réalisée par quelqu'un placé sur la carte au moment de sa réalisation, mais rien). Avancer dès l'exergue que les endroits les plus importants ne se trouvent pas sur les cartes habituelles, voire sur aucune, ne suffit qu'à donner un ton qui se voit vite aplati par les mensonges de vraie-fausse exhaustivité et de remplissages ; les tunnels évasifs ne permettent pas non plus de s'accrocher à une nouvelle dimension ni à emplir les précédentes d'autre chose que d'anodin.