On dirait que tout a changé depuis que nous avons posé les roues dans l’immense plaine hongroise qui sert de vestibule à l’autre monde. Le véritable passage vers l’orient est devant nous. Nous passerons dans quelques jours les Portes de Fer, cette ouverture par laquelle le Danube plonge vers sa destination ultime, la Mer Noire.
Dans la vallée hongroise règne une étrange atmosphère irrésolue, une sorte de vide de direction ; comme si les vents cherchaient où fuir, par quel creuset s’échapper, à quelle corniche s’entortiller pour retourner à l’azur tremblant. Nos montures épuisées s’y font soigner et nous passons la journée à manger, boire et dormir. Le poids de ce qui est accompli et la densité des perles légendaires laissées derrière, les Genève, Lausanne, Zurich, Munich, Passau, Linz, Vienne, Bratislava, Budapest, semblent aspirer le désir de la suite, d’une certaine manière, et ce fantasme de vieilles pierres et de stupéfaction historique laisse de plus en plus place à un vague désir de frugalité, d’isolement, de rusticité. L’humanité cède à la végétation, par ici, et il semble que nous n’allions pas nous en plaindre.
Je suis levé depuis l’aube, comme toujours. Il est plus de onze heures. La moitié d’une omelette traîne sur le réchaud, que j’ai préparée de bon matin, affamé. Ooh, je laisse le pote dormir, évidemment. Je ne ferais que me réjouir d’en pouvoir faire autant. Je suis bien. J’ai terminé de relire encore une fois Pan de Hamsun, que je compte donner à Vincent quand il se lèvera. Puis, j’ai transcrit des passages. Je n’avais jamais remarqué avant cette lecture que John Fante citait Hamsun dans le titre de son plus célèbre roman.
Les heures passent et c’est très bien ainsi. Je vais bientôt sortir ajuster quelques trucs sur la Gaxuxa. Hier elle a rencontré un vélociste sérieux ; une fois n’est pas coutume. Elle est sortie toute propre, la chèvre basque : nouveau pneu arrière, nouveaux patins de freins, graissage, télescopique révisée, guidon resserré, nouvelle chaîne, nouvelle cassette, nouveaux rayons. La route l’avait stigmatisée durement. Elle est prête à la suite. J’ai envie de foncer. Je partirais cette nuit, je partirais tout de suite, je partirais hier. J’ai l’euphorie des distances folles que mes jambes peuvent désormais m’offrir. L’Humanité ne parviendra jamais à célébrer adéquatement l’invention fantastique qu’est la bicyclette. Bien sûr, le vélo n’est pas une, mais des inventions. Un tissu d’inventions. Mais la somme de toutes ces idées et de tous ces rêves conjugués, la synergie de toutes ces ruses et de tous ces stratagèmes a engendré ce petit miracle, ce surprenant et modeste cadeau divin de l'humanité à elle même qu’est l’insoupçonnée, la chaste, l’inconnue bicyclette.
Oui, ils sont des précurseurs, les quelques milliers de chanceux à avoir découvert avant les autres les possibilités sidérantes qu’offre cette innovation. Elle a pourtant plus de cent ans, mais ce n’est qu’aujourd’hui, du moins au cours des deux ou trois dernières décennies qu’il est venu à l’idée d’une masse critique (et en développement exponentiel) de gens qu’il était possible dorénavant de vivre ainsi. Oui, pour trois bouts de chandelles et la dépense vertigineuse d’une visite crue et prolongée en propre tréfonds, le Monde entier est à la portée. La Terre est un fruit mûr que la petite reine dépose au creux de nos mains.© Éric McComber