Actualité de « La crise de l’éducation »

Publié le 23 juin 2009 par Ttdo

Texte publié sur le site skhole.fr dans la série consacrée à Hannah Arendt et l’éducation.

Au terme de cette série consacrée à Hannah Arendt et l’éducation, quelle est « l’actualité » d’un texte très souvent cité, mais de façon partielle ? Plus largement en quoi peu-il nous aider à « penser et repenser l’école » ? Ou plus simplement, que pouvons nous en retenir ? Nous proposons ci-dessous quelques éléments en lien avec nos précédents articles et extraits.

·   Deux repères.

Le contexte dans lequel a été écrit (1958) puis publié (1961) cet essai : celui de la crise de l’éducation aux États-Unis après la mise en œuvre depuis 1930 de conceptions libertaires et de pédagogie active etmalgré, face aux résultats, la « restauration », « le retour au sérieux du travail scolaire, aux savoirs disciplinaires, à l’autorité et aux méthodes rigoureuses ».

S’il « reste toujours impossible d’isoler complètement l’élément universel des circonstances dans lesquelles il se manifeste », la crise de l’éducation en Amérique ne se limite pas à « l’épineuse question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire ». Elle « annonce d’une par la faillite des méthodes modernes d’éducation et d’autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d’une société de masse et en réponse à ses exigences. »

Second repère, la « nature » de ce texte. Comme l’ensemble de ceux publiés dans Between Past and Future[1], six d’abord puis huit, il s’agit non de prescriptions, ce qui serait un contre-sens majeur, mais d’un « exercice de pensée politique ». Son « seul but est d’acquérir de l’expérience en comment penser », dans ce cas comment penser l’éducation.

Deux repères, donc. La crise de l’éducation dans une société de masse, et non simplement la faillite des méthodes modernes d’éducation. Un exercice de pensée sur l’essence de l’éducation révélée par cette crise, et non une série de prescriptions sur ce qu’il faut penser ou de vérités qu’il convient d’affirmer.

Se reporter à notre introduction à cette série.

·   L’identification de trois idées dont les effets sur l’éducation sont catastrophiques.

Hannah Arendt identifie trois idéespermettant d’expliquer les mesures catastrophiques prise en Amérique, puis abandonnées sans plus de succès. L’idée qu’il existe un monde des enfants, autonome de celui des adultes. La pédagogie devenue une science de l’enseignement en général au point de s’affranchir de la matière à enseigner. Le pragmatisme, enfin, cette idée de base dans notre monde moderne que l’on ne peut savoir que ce que l’on a fait soi-même.

Se reporter à notre premier extrait : Les trois idées de base expliquant des mesures catastrophiques.

·   Une formulation de la raison d’être de l’éducation.

L’essence même de l’éducation, telle que nous la révèle cette crise, tient autant à la question de la « durabilité du monde » humain qu’au caractère de « nouveaux venus » des enfants. Elle peut être résumée par la formule suivante : éduquer de façon à conserver chez les « nouveaux venus » la capacité à innover et à remettre le monde en place.

Se reporter à notre deuxième article : Éduquer de façon à conserver chez les « nouveaux venus » la capacité à innover et à remettre le monde en place.

·   L’utilisation d’une notion fondamentale : le monde.

Le monde c’est, pour Arendt, l’entre-deux qui sépare et relie les hommes, l’habitat stable (virtuellement immortel) adéquat à la pluralité des êtres humains et des générations, qui leur permet d’apparaître, d’être visibles et audibles par d’autres. Monde toujours public constitué par l’échange d’opinions qui visent le commun selon des perspectives et des places différentes. Monde comme catégorie politique centrale qui requiert l’œuvrer et le faire et abrite le réseau des affaires et actions humaines. C’est au soin (care) de ce monde, en remède à sa destruction par les totalitarismes et à son dépérissement dans les sociétés de masse modernes que toute l’œuvre d’Arendt s’attache.

Se reporter à notre deuxième extrait : La durabilité du monde.

·   La distinction entre public et privé.

La modernité a substitué à la différence entre public et privé celle entre le social et l’intime. La société y est devenue « un curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique ». Or de cette distinction entre public et privé, entre la famille et le monde, Arendt fait un point essentiel de sa pensée sur l’éducation. « C’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or l’école n’est en aucune façon le monde et ne doit pas se donner pour tel ; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde ». Les éducateurs qui font office de « représentants du monde » doivent y introduire l’enfant petit à petit et « veiller à ce que cette chose nouvelle murisse en s’inscrivant dans un monde tel qu’il est ».

Se reporter à notre troisième extrait : Domaine public : le commun.

·   Enfin une catégorie politique majeure au cœur de l’éducation : la naissance, la natalité.

L’action est pour Arendt la faculté thaumaturgique par excellence et sa racine ontologique est la natalité qui devient alors le « miracle qui sauve le monde ». Enfants, nous sommes tous de nouveaux commencements, nous pouvons agir et fonder, « innover et remettre le monde en place ».

Se reporter au quatrième extrait associé à cet article : Natalité, éducation et politique.

La crise de l’éducation s’inscrit, avec les autres essais de La crise de la culture et surtout avec Condition de l’homme moderne, dans la deuxième phase du développement de la pensée de Hannah Arendt tel que l’ont étudié Dana Villa[2] et Margaret Canovan[3]. L’analyse par Hannah Arendt de la nature et des conditions de développement du totalitarisme l’a amenée à tirer des conclusions fortement étayées sur les dangers liés à la vie moderne et sur les manières de les éviter ou des les contenir. La dynamique de destruction des régimes totalitaires l’a conduite à accorder la plus haute importance à l’existence d’un monde, c’est-à-dire d’une structure artificielle construite et soigneusement entretenue par les êtres humains, qui rende la vie et l’expression tangible de la liberté humaine possibles.

C’est pourquoi cet essai et sa conclusion, s’ils ne nous donnent aucune prescription pour affronter la situation que nous connaissons aujourd’hui, résonnentencore avec autant de force. Ils nous aident et nous invitent à penser et repenser l’éducation , et donc l’école, en décidant « si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avons pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun ».

 

Se reporter à nos deux blogs consacrés à l’œuvre de Hannah Arendt : Comprendre, agir et penser avec Hannah Arendt ; Actualité de Hannah Arendt.


[1] Traduit en France sous le titre réducteur d’un de ses essais « La crise de la culture ».

[2] The Cambridge Companion to Hannah Arendt, Cambridge University Press  

[3] Hannah Arendt, A Reinterpretation of Her Political Thought, Cambridge University Press

éé

éé