Allant voir une exposition de photos d’Henri Cartier-Bresson, on se dit d’avance qu’on va être charmé, mais sans doute pas surpris et qu’on ne saura pas trop quoi écrire d’un peu original après. L’exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, L’imaginaire d’après nature (jusqu’au 13 septembre) présente des photos très connues (encore l’enfant aux bouteilles de pinard de la rue Mouffetard !!) et d’autres que l’on a plus rarement vues. Magnum n’étant pas moins strict que l’ADAGP, je ne peux vous en montrer beaucoup, mais j’ai découvert, par exemple ce Marchand de fruits sur le trottoir d’une rue du Barrio Chino à Barcelone en 1933, somnolent la bouche ouverte avec cette caricature à la craie comme un écho au dessus de lui : une image saisie, volée, presque floue, sans détail, mais qui dit tout. Elle résonne avec, un peu plus loin, une Cordouanne bien en chair dans sa robe noire, photographiée devant une affichette montrant une jeune fille gracile en lingerie blanche estampillée de deux curieux macarons publicitaires, l’un masquant ses yeux et l’autre une apostille sur sa cuisse. Ces deux duos, personnage et dessin, l’un mâle l’autre féminin, l’un endormi et l’autre tous feux dehors, se répondent à quelques mètres.
On peut aussi s’émerveiller devant la sûreté de son regard et de sa capture à la sauvette, ainsi de la vue de Simiane qu’Yves Bonnefoy raconte prise à la volée, d’un geste négligent tout en poursuivant sa conversation en traversant la place du village et où les lignes sont droites et les poses évidentes de simplicité. On peut sourire devant l’apparition, au bas de la photo des bonnes soeurs processionnantes de Tralee en Irlande, de la dentelle du bord du film, preuve dudit non-recadrage, mais que j’ai lu aussi comme une évocation surréaliste des dessous des jupes de ces nonnes. On peut se sentir complice de son émoi face aux seins nus d’une jolie Balinaise à Ubud en 1949, ayant ressenti la même émotion au même endroit 50 ans plus tard. On peut aimer le voyageur qui disait “Une fois arrivé quelque part, j’ai presque toujours le désir de m’y établir pour mieux encore mener la vie du pays” et moins aimer l’”humaniste” aux images parfois trop simplistes. Sa prose limpide et épurée fait un contraste saisissant avec le discours ampoulé que Michel Terrapon tint en 1975 lors de la première occurrence de cette exposition à Fribourg, tel qu’on peut le lire dans une des vitrines.
Car, et c’est là le grand intérêt de cette exposition, il s’agit d’une re-création, d’une exposition d’exposition. Cartier-Bresson donna 73 tirages de cette exposition fribourgeoise au Musée en 1982 et ce sont ces mêmes tirages qui sont à nouveau présentés ici, certes selon une séquence différente, mais dans un esprit similaire. C’est un peu une mise en abyme, un discours critique sur l’exposition (qui va fort bien de pair avec l’exposition deux étages au-dessus sur Bernard Lamarche-Vadel, dont je parlerai bientôt). C’est une exposition qui nous permet de voir le chemin accompli en moins de trente ans quant à la reconnaissance de la photographie comme art.
Il se trouve que les tirages donnés étaient inventoriés par le Musée comme des documents et non comme des oeuvres et que quatre d’entre eux ont disparu dont cette reproduction d’une photographie prise par HCB dans un camp de réfugiés au Punjab en 1947, au moment de la partition de l’Inde : ces hommes, bras levés au ciel, sandales abandonnées, dansent-ils ou fuient-ils ? Le texte au mur expliquant cette perte qualifie ces photographies d’abord de tirages, puis d’images et enfin d’oeuvres : ce glissement sémantique en quatre lignes traduit bien le glissement en termes de valeur en trente ans. Et puisque c’est une exposition d’exposition, la mise en abyme ultime aurait pu être une photographie où vous verrez dans une demi-pénombre deux jeunes garçons visitant le Musée de Naples : les formes sensuelles des statues antiques émergent de l’obscurité avec une sensualité un peu mystérieuse; l’un des garçons, en culottes courtes, semble gêné devant tant d’impudeur marmoréenne, un doigt aux lèvres, alors que l’autre, plus audacieux, se déhanche pour mieux voir. Mais je n’ai pas trouvé de bonne reproduction. Alors, pour parachever votre réflexion sur la meta-exposition, voici la police parisienne chargeant les artistes contestataires lors de la fameuse exposition pompidolienne au Grand Palais organisée par le futur académicien Jean Clair (Vernissage de l’Expo 72 au Grand Palais, Paris).À noter le montage cinématographie de ses planches contacts (sur une idée de William Klein !!) présenté au fond de l’exposition : j’aurais aimé un diaporama moins ‘poétique’ (et sans musique) mais nous permettant de mieux comprendre quelle image il décidait de tirer, d’essayer de cerner son choix, son regard. C’est en fait assez frustrant. Heureusement, il y a sa voix !
On peut utilement lire les actes du colloque sur HCB l’an dernier, intitulé Revoir Cartier-Bresson (en vente chez Dessin Original à 27.55 euros), qui conjugue la vision traditionnelle humaniste sur HCB, et des approches plus novatrices, comme celle de Michel Poivert à propos de son influence sur la photographie d’aujourd’hui.
Photos copyright Henri Cartier-Bresson / Magnum. Les reproductions seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.