Croquer la vie à pleines dents

Son visage émacié s’affiche depuis hier sur tous les murs deMilan à l’occassion de la semaine de la mode et sur tous les écrans d’ordinateurs du monde.

Son nom tout le monde le connait désormais, elle s’appelle Isabelle Caro, elle est comédienne et vient de réintégrer le cours Florent. On pourrait s’arrêter là mais il faut bien préciser les choses, cette jeune femme est la légèreté incarnée (humhum) puisque ses 169cm ne pèsent que 32 kg.

Lorsqu’elle a su qu’Oliviero Toscani recherchait une mannequin anorexique elle s’est dit “tient, pourquoi pas, après tout avec mes 25kilos toute mouillée en parka Helly hansen et lestée de pieds lourds, ne suis-je suis pas parfaite pour le rôle?”

C’est là que naît la polémique. Doit-on lier commercial et “grande cause”? Car il ne faut pas se leurrer, le sieur Toscani fait de la pub avant tout. Il fait de la pub autrement pourtant. En choquant, en interpellant, en faisant réagir. Dans l’imaginaire et le subconscient collectif chacun trouve au moins une pub de Toscani, dans sa grande période UCOB. Le prêtre embrassant la nonne, les zizis du monde.. Autant de moments marquants du bourrage de mou à visée commerciale.

Et c’est là que tout le monde perd le sens de la mesure. Pour les uns la pub est un vecteur commercial, qui n’a qu’un droit, celui de nous abrutir et de nous conditionner pour céder au paquet de gâteaux ou au 4X4 lorsque l’image subconsciente se manifeste devant ces produits.

Pour d’autres au contraire, il n’y a aucun mal à présenter une grande cause pour l’adosser à une marque commerciale.

Existe t-il seulement une vérité? Rien n’est moins sûr. Plaçons nous maintenant d’un point de vue extérieur, en essayant tant que faire ce peut de rendre compte de l’impact de ces publicités. Car c’est bien là la problématique qui s’ouvre à nous et à Oliviero Toscani. Trop trash le message canibalise la marque, trop sage la grande cause devient un faire valoir pour la marque, ce qui est mal, oh oui c’est mal.

L’effet attendu, projeté, anticipé de cette campagne de pub destinée à sensibiliser au problème de l’anorexie dépasse t-il celui de faire connaître la marque (nolita), le phagocyte t-il?

Là encore il faudrait être omniscient pour en déterminer parfaitement l’impact final. N’étant pas de la carrure intellectuelle de notre guide spirituel, je ne fais qu’émettre deux réflexions.

Tout d’abord il semblerait que l’impact d’une campagne visant à faire prendre conscience d’une grande cause soit moins bien intégrée lorsqu’elle montre des images chocs que lorsqu’elle fait appel à des sentiments et des réactions positives. C’est un mécanisme de défense parfaitement humain, quand bien même cela nuirait au message que l’on nous assène depuis des années sur la prévention routière.De ce point de vue là, les pubs chocs loupent donc un peu leur cible.

Ensuite, les personnes malades d’anorexie sont-elles réceptives à ce type de campagne ou bien seront-elles prises dans un déni encore plus grand? Le propre de l’anorexie est bien de déconnecter la vision que l’on a de son corps de la réalité physiologique. Même à 30kg une anorexique se voit grosse comme philippe Seguin. Lui mettre sous les yeux une JF décharnée peut ne pas lui renvoyer sa propre image. Avec la même force qu’un alcoolique dira qu’il maîtrise, un ou une anorexique vous parlera de contrôle. Avec un peu d’aide et de question elle vous parlera même de sculpture de son corps… Là encore pas évident que la cible soit atteinte.

Et le lecteur éffaré de demander à quoi bon peuvent donc servir ces campagnes si elles peinent à couler le porte-avions de l’ignorance collective.

C’est là peut être pourtant la force de ces images chocs. Si elles ne peuvent atteindre directement leurs cibles (les malades, les racistes, les fous du volants, les alcooliques) ou même à marquer durablement l’esprit, elles enclenchent souvent chez les proches des malades un réflexe, une prise de conscience maximisée. Le doute sur la réalité d’un phénomène (”Elle veut seulement perdre quelques kilos comme le dit si bien ISA, Jeune & jolie, Biba, Elle et autre littérature de plage..”) laisse place à un doute “et si?”. Un doute qui pousse à s’interroger, qui pousse à agir. C’est peut être là le moindre des effets mais probablement le plus salvateur pour ceux qui la tête dans leur guidon psychologique ne peuvent, seuls, la relever.

Pour qu’enfin selon la propre expression d’Isabelle Caro1 , elle puisse à nouveau mordre la vie à pleines dents2 .

1. hier soir sur On ne peut pas plaire à tous le monde [Retour]

2. si elles ne sont pas tombées c’est l’évidence même [Retour]