C'était il y a quelques années et elle était toute embêtée, la dame, au téléphone. Évidemment, on peut comprendre : elle tenait absolument à avoir un rendez-vous, et je venais de lui dire carrément non. Mince. Alors, comme on ne veut pas manquer de cœur, j’ai pris le temps de lui expliquer qu’il n’y avait là rien de personnel. Que j’avais d’ailleurs même beaucoup de respect pour la difficulté de son travail. Le marketing pharmaceutique, ça ne doit pas être tous les jours très drôle.
Oui, bien sûr, je l’avais vue l’année dernière. Mais voyez, chère Madame, j’ai désormais pris la décision de ne plus recevoir de représentants de l’industrie. C’est ainsi.
Que je vous explique mes raisons ? Ah, bon ? Vous êtes perplexe devant le nombre croissant de mes collègues qui vous disent non ? A vrai dire, je ne suis pas entièrement surprise. Plutôt rassurée, en fait. Figurez-vous que oui, bien sûr, vous nous présentez des informations, mais leur biais en faveur de vos produits n’est plus à démontrer. Vous l’aviez d’ailleurs vous-même admis l’an passé, avec cette étude où votre médicament était comparé au moins efficace de ses concurrents. Ce qui est gênant, voyez-vous, c’est que ça marche quand même. Alors que nous connaissons ces biais, nos pratiques de prescription changent souvent quand même en faveur de vos produits après vos présentations.
Non, bien sûr, je ne pense pas être plus influençable qu’une autre ! Mais il est malheureusement démontré que nous ne sommes pas très lucides quand il s’agit de reconnaître cette influence. Nous admettons que nos collègues puissent en être victimes, ça oui, mais alors nous-mêmes en aucun cas ! Si nous avions tous raison, c’est à se demander d’où vient l’effet démontré. Non, je suis obligée d’admettre que je ne suis pas vraiment différente, et que je peux moi aussi être influencée sans m’en rendre compte. Après tout, il s’agit de mécanismes humains profondément ancrés, alors pourquoi pas moi ? Vous comprendrez que, sachant cela, je ne puisse pas accepter de continuer à me soumettre à ce risque. Mes patients méritent mieux.
Vous êtes en souci pour ma capacité à rester à jour d’une recherche croissante ? Comme c’est sympathique ! Mais ne vous inquiétez pas. D’autres moyens existent. J’ai fait des études qui sont censées m’y avoir formée. Si je ne trouve pas que le partenariat entre les médecins et l’industrie est utile pour les malades? Là n’est pas la question : certaines formes, sans doute, mais pas celle-ci.
Tout ça ne suffisait visiblement pas à arranger sa déception. Alors finalement, je lui ai expliqué que j’allais également cesser de voir les représentants de toutes les firmes concurrentes. Comme par miracle, elle m’a semblé d’un coup complètement rassurée…Et c'est normal: dans la féroce concurrence publicitaire, pourquoi se serait-elle inquiétée d'un médecin qui ne voyait pas non plus ses concurrents?
Ces temps, d'autres se posent effectivement de plus en plus les mêmes questions. On trouve même en ligne des tests de dépistages et d'auto-évaluation de 'l'addiction à l'industrie pharmaceutique'. Ces tests sont écrits avec un sourire en coin, et ne sont évidemment pas formellement validés car ce diagnostic bien sûr n'existe pas. Mais leur lecture est édifiante, et ils sont documentés. Si vous êtes médecin et que vous recevez les représentants de l'industrie (ce qui n'est pas le cas de tous nos collègues), allez vous y faire votre propre idée...