Il va de soi qu’un être insatisfait est malheureux, du moins qu’il n’est pas pleinement heureux. Est-ce à dire que l’être satisfait le soit ? Ce n’est pas sûr. Car si la satisfaction met fin à la privation qui suscite le désir, du même coup elle met fin au plaisir lié à son assouvissement. Le paradoxe de la satisfaction, c’est qu’elle supprime à la fois la souffrance et la jouissance. En satisfaisant le désir, on perd plutôt qu’on ne gagne. Le manque est donc un état positif et la satisfaction un état négatif : si l’obscurité n’est que privation de lumière, l’analogue de l’obscurité ce n’est pas la privation liée au désir, mais la satiété qui suit son assouvissement. Car être satisfait, c’est être privé, de désir, d’activité. Au commencement (au principe) est la souffrance de l’être désirant.
Le texte commence par une analyse des concepts de satisfaction et de désir. Que la privation soit condition du désir est une thèse classique qu’on trouve déjà dans Le Banquet de Platon : je désire ce que je n’ai pas, non ce que j’ai (sauf à désirer sa conservation pour l’avenir). Satisfaction et contentement sont ici synonymes, tout comme désir et besoin : l’important est que tout désir, même du superflu, soit vécu comme un besoin ; de fait, un désir non nécessaire importune autant que s’il était nécessaire, alors que les besoins physiologiques passent souvent inaperçus. En ce sens, on ne cherche pas seulement à satisfaire la faim et la soif, mais aussi l’ennui et l’ambition : la vanité et l’inaction ne nous tourmentent pas moins que le froid et la fatigue. Tout désir est donc privation, et toute satisfaction, suppression de la privation, c’est-à-dire replétion, assouvissement. — Prémisse qui pouvait être discutée : n’y a-t-il pas des désirs qui procèdent d’un excès de force ? N’y a-t-il pas des élans spontanés que ne précède aucune privation ? Le sentiment amoureux comme le sentiment moral supposent sans doute une autre analyse de la faculté de désirer.
La “délivrance” que procure la satisfaction n’est vécue ni comme une liberté, ni comme un bonheur. La “possession” de l’objet convoité, choyé en imagination, n’est justement pas une possession ; nous sommes délivrés de la souffrance liée au manque, voilà tout. Nous revenons à la situation neutre de celui qui n’est ni heureux, ni malheureux, qui ne jouit ni ne pâtit. La satisfaction n’est donc pas appropriation, ni même gain : débarrassés du désir, repus, nous ne sommes pas pour autant heureux. Rien de plus morne, rien de si plat que l’état de satisfaction. D’où cette disproportion risible entre les efforts immenses que nous déployons pour obtenir l’objet désiré, et la satisfaction réelle que nous en retirons, qui est comme nulle. Le plaisir est dans la chasse plutôt que dans la prise. C’est donc pure illusion de définir le bonheur par la satisfaction de toutes les inclinations : ce bien-être intégral qu’on se plaît à imaginer n’aurait pas du tout le goût du bonheur.
En effet, la satisfaction n’est jamais sentie. Nous n’avons pas conscience de ce que nous avons en suffisance. Le propre de la santé est qu’on ne la remarque pas. Il en va de même pour Rousseau du progrès technique, qui en ce sens ne contribue pas au bonheur du genre humain. Et il en irait de même de la satisfaction de l’ambition ou de l’ennui. Nous ne pouvons donc en avoir qu’un sentiment indirect : par la médiation du souvenir, ou de l’attente (du désir). Il faut les perdre pour en sentir le prix : comme si la seule façon d’être heureux était de nous ôter ce qui fait notre bonheur ! La satisfaction s’ignore donc elle-même : nous obtenons l’objet désiré, et perdons la conscience de sa valeur. Bref, le bonheur est impossible à vivre : il disparaît dès qu’on le saisit. Tragique absurdité de l’existence humaine, qui se démène en pure perte. — Cette conception restrictive du bonheur pouvait par exemple être comparée avec celle d’Alain, qui le situe non dans la recherche de ce qui plaît à l’imagination, mais dans l’action difficile et réglée.
Corrigé du bac philo 2009 : série L