Leonard tente donc une nouvelle fois d’atteindre son nirvana artistique, en composant son projet de «Cavallo» avec des parties de chevaux qu’il trouve magnifiques: la croupe de celui-ci, les jarrets de celui-là, l’encolure de cet autre, etc. «Morel Fiorentino est gros et a un beau cou... », «Ronzone est blanc, il a des belles cuisses», écrit-il dans ses carnets. Logiquement, cela devrait suffire pour renvoyer aux oubliettes les précédentes statues de bronze des condottieres Bartolomeo Colleoni et Gattamelata, respectivement sculptés par Verrocchio et Donatello. La statue qu’il imagine fera sept mètres de haut et nécessitera 100 tonnes de bronze, qu’il faudrait couler en une seule fois. Vous imaginez la complexité des moules en terre dans lequel le métal en fusion doit se frayer un chemin. Pour corser la difficulté, il se met en tête de représenter le cheval cabré. C’est vrai que ça paraissait trop facile, vu comme ça. Il renonce pour finalement s’arrêter sur une position du cheval plus conventionnel, une patte avant et une patte arrière au sol et les deux autres levées.
Entre temps, mine de rien, c’est fou comme ça file, ça ne nous rajeunit pas, une quinzaine d’année se sont écoulées. Quinze ans pendant lesquels Léonard a noirci des dizaines de feuillets de dessins préparatoires. Mais pas le moindre début de commencement de la statue. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas à cheval sur les délais. Il s’éternise. Il finasse. En réalité, il remet discrètement le dossier en dessous de la pile. Mais Sforza s’en rend compte : il commence à trouver le temps long et s’en agace.
Quinze ans pour fournir un modèle de statue blanchâtre, ce n’est pas si mal, finalement, quand on connaît l’abattage habituel du maître. Ne reste plus qu’à régler un micro-détail, trois fois rien : la fourniture de 100 tonnes de bronze pour obtenir enfin la sculpture réclamée à cors et à cris par Ludovic Sforza pour son papounet chéri. «Raaah la la, se dit Léonard, il faut tout faire soi-même, les clients, quelle plaie, ils ne sont jamais contents !» Et comme de juste, il se remet à gamberger sur tout à fait autre chose. C'est d'un chiant, ces problèmes d'intendance, faut dire. Cette fois, c’est la géopolitique qui s’en mêle et qui fournit à Léonard la bonne excuse pour cesser définitivement de s’en occuper. Car entre-temps, le duché voisin d’Este –d’où est originaire la femme de Ludovic, Béatrice d’Este- a été envahi par les troupes françaises du roi Louis XII, qui revendique la possession de ces terres pour agrandir son royaume morcelé. Les Milanais se lancent dans la fonte effrénée de tout ce qui ressemble à du bronze, pour fabriquer des canons et défendre leurs intérêts menacés. En pure perte, car quelques mois plus tard, la soldatesque française pénètre en vainqueurs au son des fifres et des tambours dans la capitale de l’escalope panée éponyme.
Pour le cheval de Léonard, le coup de grâce n’est pas loin. Car, après avoir mis la ville en coupe réglée, les soudards français désœuvrés vont s'en servir de cible pour leurs exercices de tir au carreau d’arbalète. Atteindre un cheval de 7 mètres de haut, j'ai connu plus difficile, comme défi. Le modèle ne résiste pas bien longtemps aux approximations de ces archers avinés. Et comme un fait exprès, on a paumé les moules dans la bataille. Léonard va pondre une fable abracadabrante, du style : «Ça, c’est pas mal, j’étais pourtant sûr de les avoir posés là…». Pas de bras, pas de chocolat. Sans moule, plus de cheval. C’en est fini du rêve de statue équestre au format XXL.
(*) "Dimmi, dimmi se mai fu fatta cosa alcuna" peut aussi se traduire par «Dis-moi, dis-moi, reste-t-il encore quelque chose à faire?» (j'ai déjà tant fait) »