Bachir était donc à l'hôpital. Sa mère et Aziz, son ami d'enfance, avaient réussi à le faire amener jusqu'à Fès.
Et là, on ne pouvait plus rien faire pour lui. Faute de matériel, les médecins étaient incapable de le diagnostiquer. Il fallait l'emmener à Rabat, et vite.
Fred avait passé l'après-midi avec Bachir et Aziz, à attendre qu'une place se libère à l'hôpital de la capitale.
Une ambulance était venue chercher Bachir. Seul Aziz avait pu l'accompagner. De toute façon, dans les familles pauvres du Maroc, c'est aux hommes d'accompagner les malades dans des cas comme ça. La maman de Bachir est rentré à Ouled Tahar, toute seule. À attendre de nos nouvelles.
On nous avait dit que l’hôpital public de Rabat était le plus grand hôpital du Maroc.
On savait que Rabat est une ville moderne, beaucoup plus moderne que Fès la traditionnelle.
Dans la voiture, en chemin vers la capitale, on était plein d’espoir. Mais, surtout, on était soulagé. Soulagé d’avoir quitté Fès.
Et on imaginait l’hôpital. Plus grand, avec plus de personnel, mieux équipé, mais surtout plus digne que celui de Fès.
Qu’est-ce qu’on avait tort.
Dès la minute où on a mis les pieds dans l’hôpital, on a compris.
photo : ortizmj12
Pas d’infirmière, à part un très vieil homme dont le rôle était de ne rien faire du tout, dans la salle des urgences neurologiques – où Aziz nous attendait, qui essayait de calmer Bachir, délirant de douleur, et qui l’empêchait de tomber de son brancard.
Un seul médecin dans les urgences. Qui devait admettre les patients, les diagnostiquer, les orienter vers les services appropriés et opérer au bloc opératoire.
Pas de téléphone dans le service des urgences neurologiques. Je veux dire, pas de téléphone pour le personnel. Donc quand Hugues, le médecin de garde, nous a dit qu’il fallait faire à Bachir une échographie du cœur, et qu’il fallait aller dans une clinique privée pour ça, le surveillant a été téléphoner à un ambulancier dans une cabine téléphonique à l’extérieur de l’hôpital.
Pas de pharmacie dans l’hôpital. Pas de médicaments du tout dans l’hôpital. Quand on est revenu de la clinique privée vers 2 heures du matin, ayant écarté l’hypothèse de la malformation cardiaque, Bachir était dans un état lamentable. Depuis son départ de Fès, à 16 heures, personne ne lui avait donné de calmants ou d’antidouleurs. Fred a dû aller en pleine nuit, dans une ville inconnue, trouver une pharmacie de garde – et cela deux fois, parce qu’il manquait quelque chose sur la première ordonnance.
Et à trois heures du matin, Bachir a finalement été admis dans le service de neurologie.
Pas de draps sur les lits. Pas d’oreillers non plus. Pas de médecin de garde – c’était la nuit.
Des murs à moitié moisis.
On a donné à Bachir un lit à moitié déglingué. Et il bougeait beaucoup, beaucoup, dans sa douleur.
L’infirmière l’a attaché au lit avec une bande.
Ne lui pas donné de médicaments. Parce qu’on ne pouvait rien faire avaler à Bachir, évidemment.
Nous a dit qu’il fallait attendre le médecin de garde pour lui injecter un calmant.
(Mais, vous vous souvenez, le médecin de garde était en bas dans les urgences, entre le bloc opératoire et la dizaine de patients qui l’attendait.)
On s’est énervé. Bachir aussi, à sa manière. Au bout d’un moment, les insultes que Bachir hurlait ont eu raison de l’infirmière, et elle lui a fait l’injection.
Et on a laissé Bachir et Aziz, parce qu’on ne pouvait rien faire de plus. L’artériographie était prévue pour le lendemain matin.
Elle a failli ne pas avoir lieu parce que une infirmière a donné du yaourt à Bachir le matin, alors qu’il devait être à jeun pour l’examen.
Imaginez notre consternation quand on est arrivé à l’hôpital et qu’on nous a dit ça.
Mais le médecin nous a dit de ne pas le mentionner, et l’artériographie s’est bien passé.
36 heures après que Bachir s’est effondré, on avait enfin un diagnostic – une malformation du cerveau avait provoqué un saignement. C’était plutôt optimiste.
Le pire, dans le système de santé public marocain, c’est, je crois, la solitude.
Personne ne vient vers vous pour vous soigner. On attend, on attend, et on attend. Il faut insister, râler, menacer. La plupart des gens qu’on a vu à l’hôpital semblent complètement résignés. Une collègue de travail m’a expliqué que les patients ont peur que les médecins ne les soignent pas du tout si ils se mettent colère. Les histoires de corruption abondent - détournement de médicaments par certains médecins, opérations réalisées contre bakchich. Le système est très malade.
Et il vaut mieux ne pas être seul, ou pauvre, quand on a un accident au Maroc.
Tout d’abord, parce que personne ne fait d’examen ou n’opère un patient qui n’a pas payé au préalable. Pour la plupart des gens, c’est vrai, les soins et les consultations sont gratuits dans les hôpitaux publics – la grande majorité de la population marocaine est considérée « indigente », et cela donne droit à cette gratuité. Mais il faut quand même payer le matériel. Et ça coûte cher.
Que se passe-t-il quand arrive un patient tout seul ? Ou des familles qui n’ont pas d’argent ? Et bien, on ne les soigne pas.
La deuxième chose, parce administrer des médicaments ou laver les malades ne fait manifestement pas partie des compétences des infirmières, les malades sont toujours accompagnés d’un membre de leur famille qui campe littéralement à côté du lit du malade. Et qui, donc, fait le travail d’une infirmière. Dans la chambre de Bachir, il y avait un aussi un petit garçon. Son père était là depuis 15 jours, sans être sorti de l’hôpital. Encore une fois, je ne sais pas ce qui se passerait pour quelqu’un qui n’a pas de famille.
Aziz a passé plus de deux semaines à l’hôpital. C’est lui qui a donné son traitement à Bachir. C’est lui qui l’a lavé, accompagné aux toilettes et nourrit pendant tout ce temps. C’est lui qui l’a pris dans ses bras quand il avait des crises de délire. C’est lui qui a dormi à côté de lui, dans le lit déglingué, pendant tout ce temps. Qui a acheté les médicaments, parlé aux docteurs
Imaginez le courage de Aziz. Qui n’a pas dormi de la nuit pendant ces deux semaines, à cause des cris de Bachir. Qui n’est quasiment pas sorti de l’hôpital, sauf pour acheter des médicaments et des yaourts. Imaginez. La chambre avec quatre malades, accompagnés d’un père ou d’un fils. La petite salle de bain. Les cris de Bachir la nuit qui réveillait tout le monde.
Aziz et Bachir
Tout cela met tellement en colère. Parce que tout n’est pas mauvais dans ces hôpitaux. Le matériel pour les examens est très moderne – quand finalement on peut y accéder, après des heures, voire des jours d’attente. Les chambres sont grandes, agréables et lumineuses. Mais elles ont désespérément besoin d’être rénovées.
Les médecins, qui sont pour une bonne part étrangers – venant d’Afrique de l’ouest - , sont compétents. Les infirmières aussi, sûrement. Mais elles sont tellement dépassées, et elles manquent tellement de matériel qu’elles en deviennent presque inutiles. Le budget des hôpitaux publics est trop bas, bien trop bas.
Je sais, évidemment, qu’on n’a pas vue la face la plus noire du système, parce qu’on est français, et que la discrimination positive a joué, aussi bien à l’hôpital public qu’à la clinique privée.
Et Bachir ? Il va de mieux en mieux. Ça parait complètement incroyable qu’il ait pu récupérer comme ça. Parfois, il semble retomber en enfance, et se met à avoir peur du noir, lui qui auparavant n’avait jamais peur de rien. On ne sait pas si il sera capable de retravailler un jour.
Et il est convaincu, mais convaincu, d'avoir passé quatre mois à l'hôpital.