Le cheval virtuel de Léonard

Publié le 18 juin 2009 par Doespirito @Doespirito

Sacré Léonard. Un génie sans pareil, une tête bien faite, érudit, artiste, philosophe, sculpteur, architecte, ingénieur, humaniste… On n’en finirait pas d’énumérer les qualités du grand homme. Pour être complet, il faudrait y ajouter un art consommé de remettre au lendemain ce qu’il n'avait aucune envie de faire le jour même. Ce n’est là pas le moindre des traits attachants du personnage, toujours avec 50 000 projets en tête, et pas forcément obsédé par leur réalisation.

Dès qu’on a le dos tourné, ce gars-là invente un truc. C’est bien ça le problème avec les génies. Tu veux un canon, un système pour détourner l’eau, un nouveau type d’horloge ? Scratch, scratch, voilà un dessin. Quoi, il y a des ratures ? T’as raison, moi aussi, j’en ai marre des plumes d’oie. Hop, j’invente le stylo à plume. Oh et  puis c’est trop lent. Si ça continue, j’invente le clavier, l’ordinateur et même l’Iphone, si tu insistes. Mais c’est là où le bât blesse : son intelligence prolifique le détourne toujours de ce qu’il est en train de faire. Il passera une partie de sa vie à être harcelé par des créanciers qui lui ont payé des travaux qu’il n’a pas réalisés. Et pour cause ! Quand il a conceptualisé un projet, il a un mal fou à passer à l’action. Il est tellement curieux de ce qu’il voit qu’il se laisse facilement accaparer par tout ce qui passe à sa portée.  Oh, une mouche ! Tiens, une feuille ! Ça alors, un poisson… Ce véritable dieu de la peinture a laissé en plan des dizaines de tableaux admirables pour consacrer son temps à des études de mathématiques, de chimie, de géométrie... Certains spécialistes de la psychologie ont théorisé sur sa peur de réussir, ce sabotage permanent des œuvres en cours, pour ne pas avoir à échouer dans sa quête d’absolu. Il se serait persuadé qu’il n’atteindrait jamais la perfection, le divin, et que c’était donc inutile de se fatiguer, même en étant archi-doué. C’est une explication.

Il a toujours sur lui des carnets ajustés pour qu’ils tiennent dans sa poche. Au lieu de finir ses commandes en cours, il gribouille la première idée qui lui passe par la tête. Ce gars-là aurait été infernal sur Twitter… On a conservé jusqu’ici à peu près un tiers de sa production estimée de notes prises au fil de l’eau, soit 5 000 pages manuscrites, écrites pendant 35 ans. Il n’a pas écrit beaucoup de livres, juste un codex par ci, un minuscule traité par là. En revanche, il a laissé ses idées griffonnées à longueur de pages. Quand on lui parlait de Léonard, le pape Léon X se battait les flancs d’accablement: «Ce gars-là ne finira jamais rien : il pense toujours à la fin avant d’avoir réalisé le début.» Comment fait–il pour rester dans cet état joyeux d'inspiration désintéressée, que nous appelons le génie ? C’est très simple : en reportant sans cesse ce qu’il doit faire par devoir. Pour qu’il termine, il faut qu’on lui mette la pression, qu’on le menace du fouet, des galères ou de la geôle. “Le dernier souper” (la Cène) ne sera terminé que parce qu’on l’a prévenu que cela n’allait pas tarder à être le dernier pour lui aussi, s’il ne s’y mettait pas. La Joconde a passé vingt ans sur son chevalet, à se faire peaufiner son rictus de femme enceinte. Pour “L’adoration des mages”, il a laissé le second plan à l’état d’esquisse… Les mages n’ont pas dû adorer. Quant à son Cheval, la plus grande statue équestre de tous les temps, là, Léonard s’est surpassé. Je vais vous raconter ce qu’il en advint.

D’abord un petit rappel historique. Léonard de Vinci ne s’appelait jamais comme ça lui-même, mais Leonardo di ser Piero da Vinci. Soit, traduit mot à mot et sans Google Translate, s’il vous plait : «Leonardo, fils de Maitre Pierre originaire de Vinci». C’est un fils illégitime : si son père est ambassadeur et fils de notables cousus d’or, sa mère est une paysanne du petit bourg d’Anchiano, descendante d’esclaves venus du Moyen-Orient. Vinci est le nom de la ville où il est né (Vinci veut dire jonc, en italien).

Léonard est un génie inventif et précoce. On le laisse s’exprimer, il apprend comme il veut, il fait comme il sent. Même l’écriture : ce gaucher non contrarié écrit en miroir, à l’envers, donc. Ce qu’on appelle l’écriture spéculaire. A 15 ans, il est  placé chez Verrochio, à Florence, où il débute comme arpète à nettoyer les pinceaux. L’atelier ayant des commandes éclectiques, il est initié à la peinture, la sculpture, la métallurgie, la préparation des couleurs… Verrochio lui demande bien vite de finir ses tableaux. Il circule depuis une légende identique à celle de Mozart et Salieri, et pas plus avérée, qui veut que le maître ait pris ombrage des talents de l’élève.

A ses moments perdus, il apprend aussi l’ingénierie. Il commence à s’éclater avec des idées de folie. Comme celle de soulever l’église St-Jean-de-Florence, pour y ajouter un soubassement. «C’est gentil, Léo, mais finis déjà les 57 commandes en cours», ont dû lui répondre ses commanditaires excédés. Quand je vous disais qu’il était attachant. A 26 ans, il quitte enfin l’atelier de Verrochio pour voler de ses propres ailes. Pas longtemps, car Laurent de Médicis le remarque et lui demande d’aller se mettre au service de Ludovic Sforza, dit le More, forte tête, condottiere aguerri et turbulent, qui règne en maître sur le duché de Milan. Léonard restera 18 ans à son service. C’est comme ingénieur qu’il exerce l’essentiel de son activité, à cette époque : il réalise des décors pour les fêtes et spectacles, des machines fabuleuses et des éclairages surprenants pour le théâtre, qui font toujours leur petit effet sur le public.  Il peint à cette époque la fameuse «Dame à l’hermine».

Et c’est à Milan, en 1482, que Ludovic Sforza lui commande un cheval. Aaaaaaah ! C’est pas top tôt: je me demandais moi-même quand cette histoire allait enfin démarrer. Ludovic le More ne commande pas n’importe quel cheval : il veut, il ordonne, il exige un cheval gigantesque, en bronze, la plus grande statue équestre du monde, un monument à la gloire de son père, François Sforza, mort une quinzaine d’années plus tôt. «Ça tombe super bien, Ludo. Le cheval, c’est mon dada», lui répond en substance Léonard (vous la sentiez venir depuis longtemps, celle-là…). Au début, en effet, notre ami se passionne pour le sujet. Il faut dire que la plus belle conquête de l’homme le fascine depuis toujours : il en possède plusieurs, les soigne, les cajole. Il les observe, aussi. Il passe son temps dans les écuries de Sforza, pendant que les messages de relance s’accumulent sur son bureau… L’artiste, le scientifique, l’anatomiste qui explosent en lui sont fascinés par la musculature, les articulations, la chair de ces créatures, l’énergie qu’ils dégagent, la vitesse, la beauté plastique, les mécanismes de ces corps luisants en mouvement.

Vous voulez connaître la suite des extravagantes aventures de Léonard et son bourrin ? Il faudra patienter jusqu'au prochain numéro...