Bon d’accord le procédé rhétorique est un peu facile pour attirer le chaland et peu honnête pour mes collègues - et amis - tropériens, adeptes de la théorie réaliste de renvoyer dans leurs cordes le pourfendeur de l’homme africain “attardé historique”.
Comme Ségolène Royal pour “l’homme africain”, je m’en excuse par avance.
Mais, il n’empêche, le dernier prix busiris attribué par Maître Eolas à Henri Guaino, à propos de l’interprétation de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 par le Conseil constitutionnel dans sa décision n°2009-580 DC du 10 juin 2009 (voir ce billet) renvoie à ce débat fondamental entre les différentes conceptions de l‘interprétation du droit.
Comment interprète-t-on le droit? Ouvrons notre Dictionnaire de la Culture juridique (sous dir. Rials et Alland, Lamy-PUF) et, miracle, nous tombons sur les explications de…Michel Troper, l’architecte du droit, him-self, à l’article “interprétation”.
“L’interprétation est une opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose. Deux théories s’opposent: selon la première, elle est fonction de la connaissance; selon la seconde, dite réaliste, elle est fonction de la volonté. Si cette dernière théorie est exacte [c’est celle défendue par M. Troper], l’interprète dispose d’un pouvoir considérable, puisque c’est lui qui produit la norme qu’il est censé appliquer”.
Or, que répond le conseiller spécial du Président de la République aux questions des journalistes du Grand Rendez-Vous d’Europe 1 du 14 juin (on peut l’écouter sur le billet d’Eolas) sur l’interprétation de la DDHC de 1789 par le Conseil pour censurer le mécanisme de sanction administrative de la loi Hadopi?
“C’est le pouvoir du Conseil constitutionnel. (…) Je trouve assez curieux que le droit d’accès à internet soit plus fortement défendu que le droit d’accès à l’eau ou à l’électricité. On peut couper l’accès à l’eau et à l’électricité à n’importe qui très facilement. Mais c’est une violation des droits de l’homme - et rendez-vous compte - de la Déclaration de 1789 - dont vous vous souvenez d’ailleurs qu’internet était l’une des préoccupations de ses rédacteurs“.
Et quelle est la critique formulée par Me Eolas pour disqualifier le propos du conseiller spécial afin de lui attribuer le prix Busiris (l’une des conditions du prix est que le propos doit être “juridiquement faux” - ce qui n’est pas le cas du point de vue du tropérien).
“En faisant référence à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen on n’est pas dans l’ordre du juridique mais dans la philosophie du droit.
Comme dirait Hans Kelsen réfutant le jusnaturalisme hobbesien d’un Carl Schmitt : « Et ta sœur, elle fait de la philosophie du droit ? »
La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’est pas un texte de philosophie du droit. (…). La déclaration des droits de l’homme et du citoyen est un texte juridique. (…) Ce texte consacre des droits et des libertés, en en faisant des faisant des droits et libertés intouchables par le législateur sauf dans les limites qu’elle prévoit. (…) Bien sûr, c’est un texte héritier direct de la philosophie des Lumières. Mais c’est un texte qui traduit les valeurs des Lumières en principes de droit, en posant des règles générales, courtes et claires et en prévoyant strictement les exceptions qu’elles admettent”.
Puis, surtout, dans une réponse à un commentaire il ajoute:
“Mais là, je vais entrer dans une argumentation de juriste. Une décision du CC est-elle constitutive ou déclaratoire ? J’opine pour le déclaratoire. Le CC a exprimé en 1971 un principe qui existait depuis 1958 : le texte de la Constitution n’a pas été modifié. Ce principe y figurait nécessairement, pour donner à la Constitution le sens qu’elle prétend elle même avoir. Ce n’est certainement pas ce que les rédacteurs avaient à l’esprit. Peu importe. le vrai rédacteur de la Constitution, c’est le peuple, et lui n’a jamais entendu se passer de cette protection contre la loi. De même, Marbury v Madison a-t-il créé le contrôle de constitutionnalité, ou le Chief Justice Marshall a-t-il simplement consacré un principe découlant nécessairement de la Constitution? J’opine pour le second. C’est au juge de faire en sorte qu’un texte juridique aille au bout de sa logique quand bien même le rédacteur n’a pas envisagé l’aboutissement de ce qu’il a écrit.”
Vous voyez, cher lecteur, où je veux vous mener….
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Remarque 1: Il est nécessaire de préciser qu’à mon sens la posture adoptée par Henri Guaino est purement circonstancielle/ opportuniste. Si le Conseil constitutionnel avait donné raison au gouvernement en estimant que le droit d’accès à internet ne peut en aucune façon se rattacher à la liberté d’expression et aux droits de l’himme, il aurait sûrement adopté une posture différente.
Il ne s’agit donc pas ici de chercher à discréditer les partisans de positivisme réaliste en plaçant Guaino dans leur camp. Nous souhaitons juste saisir l’occasion pour relancer sur Combats pour les droits de l’homme cette controverse en ayant constaté auprès des étudiants de faculté de droit d’Evry un intérêt certain pour ce débat.Nous souhaitons donc, au delà de la polémique, faire oeuvre de pédagogie et amener les juristes en général, et les étudiants en droit en particulier, à réfléchir et se positionner sur cette question fondamentale.
Remarque 2: nous ne revenons pas ici sur la seconde absurdité d’Henri Guaino (”On peut couper l’accès à l’eau et à l’électricité à n’importe” plus facilement qu’internet). Cette affirmation est fausse : si on paie son abonnement à l’eau ou à l’électricité ils ne peuvent être coupés (Paul Cassia, “Eau, électricité et internet : comparaison n’est pas raison“, La règle courbe, 15 juin 2009).
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En interprétant de la sorte la DDHC - comme impliquant la liberté d’accès aux services d’internet, le CC a-t-il révélé une signification cachée et intemporelle de la Déclaration (comme garantissant la liberté de communication des pensées et des opinions valable de manière intemporelle et quel que soit le vecteur) ou a-t-il, en réalité, exprimé sa propre volonté en exerçant son pouvoir d’interprète authentique conféré par l’article 61 de la Constitution?
Autrement dit, le nouveau corollaire à la liberté de communication des pensées et des opinions de l’article 11 DDHC émane-t-il de la Déclaration elle-même ou de son interprète authentique?
- Une lecture historique d’un texte à vocation universelle et intemporelle
Comme l’écrit Danièle Lochak dans Les droits de l’homme (La Découverte, 2002, p.23)”:
“Parce qu’elle proclame des droits naturels qui appartiennent aux hommes, “par nature”, la Déclaration a nécessairement une portée universelle. L’idée que les droits de l’homme sont éternels, de tous les temps et de tous les pays, qu’ils ne sont pas faits seulement pour la France revient comme un leitmotiv dans les interventions des orateurs de l’Assemblée nationale. (…) Visant l’universel elle ne peut qu’être abstraite. Asbstraite d’abord au sens de générale, parce qu’elle vise l’Homme, le Citoyen, la Société, et non des hommes situés à une époque et dans une société données, dotées de caractéristiques particulières. Mais abstraite aussi au sens où elle ne comporte pas l’énoncé de garanties concrètes pour assurer l’effectivité des droits proclamés [car aux yeux des rédacteurs] c’est à la Constitution et aux lois positives qu’il revenait de définir les garanties”
Or, Henri Guaino fait une lecture strictement historique d’un texte qui a une vocation universelle et intemporelle. Le fait que la DDHC ait été adopté dans un certain contexte historique ne lui enlève pas cette dimension. La liberté de l’article 11 de la DDHC vaut pour n’importe quel support - même ceux non prévus par les rédacteur de la Déclaration. Son affirmation est aussi absurde que s’il avait dit qu’elle n’a pas de portée pour les médias audiovisuels car ils n’existaient pas en 1789.
“12. Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : ” La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ” ; qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services “
D’ailleurs, ce faisant, Herni Guaino prolonge les critiques traditionalistes de la DDHC. Rappelons juste que pour Burke (Réflexions sur la Révolution en France, 1790) oppose aux droits de l’homme abstraits, revendiqués au nom d’une raison universelle, la conception anglaise de droits progressivement acquis au fil de l’histoire et valant pour une société donnée à une époque donnée. De même Joseph de Maistre écrit :” Il n’y a pas d’Homme dans le monde. J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes, etc. (…), mais quant à l’Homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie” (Considérations sur la France, 1797).
Curieusement il ne réagit pas au considérant n°13 - qui conforte pourtant sa position - en faisant du “droit, pour les titulaires du droit d’auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle et de les protéger” un corollaire du droit de propriété et de la lutte contre les pratiques de contrefaçon qui se développent sur internet un “objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle”.
“13. Considérant que la propriété est au nombre des droits de l’homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 ; que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont connu depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que, parmi ces derniers, figure le droit, pour les titulaires du droit d’auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle et de les protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France ; que la lutte contre les pratiques de contrefaçon qui se développent sur internet répond à l’objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle “
(rapprocher de la “grande” décision de janvier 1982 sur les lois de nationalisation)
Au passage, on remarquera que les candidats au bac série L ont pu, aujourd’hui, plancher sur cette pensée jusnaturaliste dans le commentaire donné comme sujet:
“Commentaire de texte :
Un extrait de l’Essai sur l’entendement humain de Locke portant sur l’existence des principes moraux universels (la justice et le respect de lois).
« Quant à savoir s’il existe le moindre principe moral qui fasse l’accord de tous, j’en appelle à toute personne un tant soit peu versée dans l’histoire de l’humanité, qui ait jeté un regard plus loin que le bout de son nez. Où trouve-t-on cette vérité pratique(1) universellement acceptée sans doute ni problème aucuns, comme devrait l’être une vérité innée ? La justice et le respect des contrats semblent faire l’accord du plus grand nombre ; c’est un principe qui, pense-t-on, pénètre jusque dans les repaires de brigands, et dans les bandes des plus grands malfaiteurs ; et ceux qui sont allés le plus loin dans l’abandon de leur humanité respectent la fidélité et la justice entre eux. Je reconnais que les hors-la-loi eux-mêmes les respectent entre eux ; mais ces règles ne sont pas respectées comme des Lois de Nature innées : elles sont appliquées comme des règles utiles dans leur communauté ; et on ne peut concevoir que celui qui agit correctement avec ses complices mais pille et assassine en même temps le premier honnête homme venu, embrasse la justice comme un principe pratique. La Justice et la Vérité sont les liens élémentaires de toute société : même les hors-la-loi et les voleurs, qui ont par ailleurs rompu avec le monde, doivent donc garder entre eux la fidélité et les règles de l’équité, sans quoi ils ne pourraient rester ensemble. Mais qui soutiendrait que ceux qui vivent de fraude et de rapine ont des principes innés de vérité et de justice, qu’ils acceptent et reconnaissent?»
Essai sur l’entendement humain, John Locke”.
Il aurait été possible de citer St Thomas d’Aquin, Guillaume d’Occam, Vitoria ou Suarez dans les versions religieuses du jusnaturalisme ou encore Grotius, Pufendorf dans des versions laïcisées sans oublier les théories du contrat social (Locke, Hobbes, Rousseau) et les Lumières (Montesquieu, Voltaire, Diderot, Seyiès, Paine, Condorcet).
Et pour revenir aux théories de l’interprétation, Michel Troper nous explique dans le dictionnaire de la culture juridique:
“la théorie de l’interprétation comme activité de découverte d’une signification cachée est étroitement liée à l’idée que le juge n’exerce et ne doit exercer aucun pouvoir. Il se borne à énoncer un syllogisme, dont la prémisse majeure est la loi et la prémisse mineure le fait. lorsque l’énoncé de la loi est clair, il n’y a pas lieu d’interpréter et lorsqu’il n’est pas clair, l’interprétation consiste seulement à découvrir, à l’aide de méthodes sûres, une signification cachée, mais néanmoins présente dans l’énoncé. Cette théorie est présupposée par les doctrines de la séparations des pouvoirs”.
Pour illustrer, par exemple, de 1988 “loi d’Amnistie”, le Conseil constitutionnel pose des critères à la “découverte” des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qui sont donc censés préexister à la loi et à leur découverte et être inhérents au régime républicain.
- La conception positiviste réaliste expliquée par Michel Troper
Pour la théorie réaliste, l’interprétation est “un acte de volonté” qui conduit à reconnaître au juge, et plus généralement à tout interprète, “un pouvoir considérable”.
Car si interpréter c’est “déterminer la signification d’un texte” et si “cette signification n’est pas autre chose que la norme exprimée par le texte”, c’est donc l’interprète “qui détermine la norme“.
Dans la conception la plus classique du réalisme “le véritable constituant n’est pas l’auteur de la Constitution mais la cour constitutionnelle” car elle a le pouvoir de l’interpréter selon sa propre volonté.
De même, dans ce cadre le véritable législateur n’est pas le Parlement mais l’interprète de la loi. Autrement dit, en l’espèce, la loi Hadopi promulguée au JORF n’est pas l’oeuvre du Parlement et du gouvernement mais le fruit de la volonté du Conseil constitutionnel qui a transformé la portée en l’interprétant en conformité avec sa conception de la DDHC et la censurant.
C’est l’idée exprimée par Henri Guaino lorsqu’il dit “c’est le pouvoir du Conseil constitutionnel” et qu’il tourne en dérision le fait que la Déclaration de 1789 ne peut avoir prévu le droit d’accès à internet.
A noter cependant que le pouvoir de l’interprète authentique peut être limité par différents mécanismes (impossibilité d’auto-saisine; volonté du juge de présenter, pour les apparences, sa décision sous la forme d’un syllogisme avec comme majeure la norme applicable et comme mineure le fait et sa sentence comme conclusion; possibilité de maintenir la loi ou la décision en l’état en la déclarant conforme; modulation des effets dans le temps).
L’interprète peut aussi aller plus loin (réécrire la loi au regard de réserves d’interprétation c’est-à-dire imposer sa propre interprétation de la norm; portée rétroactive de la censure juridictionnelle; extension prétorienne de sa compétence, etc.).
C’est, comme le mentionne Eolas, ce qu’a fait la Cour constitutionnelle américaine en 1803 dans Marbury c. Madison en se déclarant compétente pour contrôler la constitutionnalité de la loi. De même, le Conseil constitutionnel en 1971 a conféré une valeur constitutionnelle au Préambule afin d’élargir son contrôle des textes déférés au regard de la DDHC, du Préambule de 1946 et de toutes ses composantes (PFRLR, PPNNT, etc.).
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Alors, cher lecteur, dans la décision “Hadopi” le CC a fait acte de “connaissance” de la signification cachée, universelle et intemporelle de la DDHC ou acte de “volonté”, en exerçant un pouvoir en sa qualité d’interprète authentique et d’auteur véritable de la Constitution? Un peu des deux?
Mes collègues ne seront pas surpris de me voir prolonger la célèbre controverse entre Danièle Lochak et Michel Troper, tous deux professeurs de droit public à l’Université Paris X (lorsqu’elle s’appelait encore “Nanterre” et pas du nom de panneau indicateur routier permettant de trouver, à l’ouest de Neuilly ou du 16ème, la rue de la folie derrière la Défense).
D’ailleurs l’idée de ce papier m’est venue par un débat ouvert par un collègue evryo-nanterrien, faisant une thèse sous la direction de Michel Troper, et réagissant au billet d’Eolas (même s’il n’est guère enthousiasmé de devoir prendre, dans cette circonstance, d’Henri Guaino).
Rappelons que la controverse entre les deux professeurs nanterrois était partie d’un numéro des Cahiers du CURAPP de la faculté de droit d’Amiens sur Les usages sociaux du droit.
Michel Troper avait en effet critiqué (v. “La Doctrine et le positivisme (à propos d’un article de Danièle Lochak)”, n° 23, pp.286-292 accessible en texte intégral ici) la présentation du positivisme faite par Danièle Lochak dans son célèbre article (”La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme”, ibid, p. 252 accessible ici ou ici en PDF).
Ce débat s’est poursuivi par la suite (D. Lochak, “Ecrire, se taire… Réflexion sur la doctrine française », in Le Genre Humain, Le droit antisémite de Vichy, n° 30-31, Le Seuil, 1996) pour se conclure, dans leurs mélanges/billets d’humeur respectifs, dans un dialogue apaisé :
- D. Lochak, « Entre l’éthique du savant et les convictions du citoyen : le juriste face à ses dilemmes », in L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Troper, Economica 2006, pp. 621-631.
- M. Troper, « Les juristes, l’engagement et la critique du droit. Le positivisme et les droits de l’Homme », in Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, LGDJ, coll. Droit et société, Recherches et travaux, RED&S, 2007 pp. 359-362;
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Alors chers lecteurs, quel interprète du droit du droit êtes-vous? Jusnaturaliste? positiviste réaliste ? normativiste? tropero-benthamien (voir le blog très conceptuel et pour l’instant très peu fonctionnel :), pragmatique, fantaisiste?
Pour le savoir testez-vous:
“Grand test de l’hiver. Ou à quel courant théorique appartenez-vous (sans le savoir ?)”, Théorie du droit, 29 janvier 2008 Par Jean-Christophe Le Coustumer