Un vieux café brun du Jordaan, intime et patiné. Voilà l’endroit où mes élèves de dernière année m’ont donné rendez-vous. Ils y ont peut-être leurs habitudes, certains sont sûrement familiers avec la serveuse. Ou bien ils ont craint que je décline leur invitation s’ils me proposaient de les retrouver dans un café à la mode, un de ces établissements modernes qui étendent leur blancheur le long des canaux. Je n’ai rien contre ces endroits, mais je crois bien qu’effectivement je ne serais pas venu. Soumettre mon corps et mon esprit fatigués à l’examen clinique des néons, les voir réfléchis par la laque des tables, je n’y tiens pas.
Dans ce vieux café, en revanche, je me sens bien. J’y allais moi-même quand je faisais mes études. Il n’a pas changé. La salle basse a gardé ses boiseries sombres, avec au fond le comptoir et derrière lui les tonneaux et les bouteilles soigneusement alignés, comme dans une boutique d’apothicaire. Les verres reflètent faiblement la lumière orageuse qui filtre des fenêtres. C’est dans cette petite salle que s’installent les clients qui ont atteint la dizaine grisonnante. Je l’ai laissée derrière moi depuis longtemps, mais je monte m’asseoir dans la salle haute. Plus confinée, meublée de grandes tables longues comme celles des banquets, cette salle est régulièrement envahie par les étudiants, ceux qui commencent tout juste à travailler, de jeunes touristes. Ces tables sont à la mesure de leur vie sociale. Comme il est encore tôt, l’une d’elles est encore libre. Je m’y installe avec un journal en évitant soigneusement de siéger en bout de table. Les patriarches m’ont toujours ennuyé.
Je suis arrivé en avance, pourtant mes élèves sont très vite là. Une douzaine de visages lisses et joyeux m’entoure, me presse respectueusement. « Comme c’est gentil d’avoir pu vous libérer, professeur ! », « Nous sommes très touchés que vous ayez pu venir !»…Ils sont gentils. Ils ne se rendent pas compte. Ils ne savent pas encore. Mon emploi du temps très chargé, mes recherches dans le silence de mon bureau…Vue d’où ils sont, la vie est dense, lourde de possibles, prête à éclater tel un fruit mûr qui palpite sous les coups des opportunités qui s'esquissent à l’horizon. Pour moi, il y a longtemps qu’elle n’est plus qu’une poche vide. J’ai arrêté d’y fouiller à la recherche d’une surprise, d’un évènement, de quelque chose. Je redoute la fragilité de cet enthousiasme, dont ils n’ont pas même conscience. Je pourrais aider ces possibles à émerger, à advenir. Au-delà du professeur, c’est presque déjà le confrère, le mentor pour certains, qu’ils ont invité. Mais ce n’est pas à moi de leur suggérer des choix, ceux qui furent les miens, ceux qui ne le furent pas. Certains sans doute espèrent un geste de ma part. D’autres sont simplement venus savourer le bref moment de complicité qui surgit avant que les rapports de maître à élèves ne cèdent la place à l’indifférence polie qui existe entre confrères.
Un orage éclate, d’une fureur inhabituelle pour la saison. Le café brun vire au gris. Dans l’obscurité soudaine mon odorat prend l’ascendant sur mes yeux. Je remarque alors le bouquet de frésias sur la table voisine. Des effluves puissants et sucrés, dans un vase en étain bruni, au large col et à l’épaule généreuse, rond comme un bulbe. Les lanternes d’écurie suspendues au plafond le font luire discrètement. Dans la pénombre qui me creuse les joues, j’ai l’impression d’avoir cent ans, comme les vieilles photographies au mur. L’averse cesse bientôt, se retire comme une marée. Je m’éclipse alors, écourtant la scène des au revoir et des inévitables remerciements. Ce serait plutôt à moi de les remercier, mais ils ne comprendraient pas. Pire, cela dévaluerait à leurs yeux cette année de cours. Alors je me tais.
Je presse le pas sur le chemin du retour, où quelques gouttes s’attardent. Depuis le pont qui enjambe le canal des lauriers, je remarque soudain une poule d’eau qui couve ses œufs. Elle a installé son nid sur une planche flottante à côté d’une péniche et ne bouge plus de là, orage ou pas, ses yeux ronds fixés sur l’eau verte.