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Gruyviesuisse

Par Chroniqueur
Toute vie a disparu de la surface de la Terre . Du moins, c’est ce que croyait l’amiral Charles d’Helvétie depuis le poste de contrôle du vaisseau L’Ecu Rose. Seuls quelques humains avaient pu échapper au désastre en construisant une arche spatiale leur permettant de s’enfuir. L’amiral avait eu la prescience de la bâtir avant le déluge nucléaire dû à une fausse manipulation du président des Etats-du-Bien, Bill X. Buisson, qui avait appuyé sur le funeste bouton en état d’ivresse alors qu’il pensait déboucher une bouteille de bière.
« La terre est bleue comme une orange »… Charles se remémorait ces vers de Paul Eluard en regardant cette boule qui ne ressemblait plus qu’à une balle de tennis braisée. Jusqu’à ce que la colonelle Blixen vint lui annoncer qu’elle avait capté un signal venant de la terre ! Mais oui... L’amiral s’en assure. Aucun doute possible. Dans les plaines désertes de la mort, il restait un bâtiment. Il se précipite sur le googlogrossaucissoscope pour visualiser ce miracle... Et là, que voit-il, stupéfait, sur son écran ? Un havre de paix au milieu d’une plaine cendrée... une verte pelouse où broutent quelques ânes au milieu de moutons, des fleurs de toutes les couleurs. Ô des fleurs, cela faisait longtemps qu’il n’en avait plus vu. Mais ce qui est encore plus beau, c’est cette chose voluptueusement ondulée qui brille de mille feux. Comme une fine tranche d’emmenthal translucide, qui se serait tendrement contorsionnée sur un four à raclette. Il zoome pour obtenir une image plus précise. Il aperçoit un cloître technologique, des biblionumériquothèques, des verbosphères, des salles de conférence, de concert...
Il ne mit pas longtemps à reconnaître le fameux Gruyviesuisse. Ce bâtiment avait vu le jour dans l’esprit d’une géniale fromagère, Tosca Membert, qui, par un pur hasard, devint une des architectes les plus célèbres de son siècle. Tosca tenait une fromagerie de montagne. Un matin, découpant une tranche de gruyère, elle vit la matière laiteuse prendre des courbes qui l’émurent jusqu’aux larmes. Contemplant cette longue lanière si douce au regard, presque transparente, elle imagina que le fromage put devenir un ferment d’amitié et de dialogue entre les êtres. Ce que ne faisait que confirmer les formidables soirées passées autour d’une raclette, où, le fendant aidant, les propos de chacun se faisaient plus chaleureux, plus intimes. Absorbée dans ses pensées, elle mit nonchalamment quelques allumettes sous la tranche, ce qui en fit un toit. Un abri fromager. Et tant il est vrai que parfois de grandes choses naissent d’un petit détail, une pomme qui tombe ou que sais-je, Madame Membert se mit à réaliser une maison en fromage. L’oeuvre une fois achevée, elle décida qu’il fallait la réaliser. Sa vocation et son combat étaient nés. Durant de longues années, luttant avec acharnement contre tous ses détracteurs, elle peaufina son projet, aidé par des ingénieurs et des architectes qui comprirent tout de suite ce qu’une telle réalisation pourrait représenter pour l’Humanité.
C’est autour d’une fondue réunissant le Président de la Confédération de l’époque, Rodolph Agi et Paul Sbrinz, Président de la puissante fédération de Cheese Up, que furent trouvés les fonds nécessaires à la réalisation de l’édifice qui serait un lieu de rencontre et de partage de la connaissance. Evidemment, il ne serait pas en fromage. Pour des raisons techniques et pratiques. L’association des riverains du Léman ayant refusé que les doux embruns lacustres fussent recouverts d’une forte odeur de gruyère. On opta donc pour d’autres matériaux. Mais il revint au gruyère, et non à l’emmenthal, comme certains l’ont prétendu par la suite (sans doute à cause des puits de lumière), d’être le fromage prophétique.
Resta la question du nom. Tosca proposa Cheese Hope, Monsieur Agi WONDERFUL et Monsieur Raclère Lacte Matrix. Si tous convinrent d’emblée qu’il fallait que le vocable fût anglais, pour donner une dimension internationale à l’édifice - on ne savait pas encore que le français reprendrait son rôle de langue phare -, ce ne fut qu’après de longues heures de discussions qu’il fut convenu de l’appeler le Gruyviesuisse. Tant la leçon de Tosca, ne l’oublions pas, portait en son sein le désir d’une humanité plus bienveillante.
C’est ainsi que devait s’édifier une maison du savoir qui serait l’équivalent d’une joyeuse tablée réunie autour d’une raclette.
Se remémorant tout ceci, l’amiral se demandait par quel prodige cet édifice avait pu résister au raz-de-marée nucléaire, comme SI RIEN NE S’ÉTAIT PASSÉ ! Comment était-ce possible ? Hormis les moutons et les ânes, aucune présence humaine. Comme ces navires disparus dans le Triangle des Bermudes qu’on retrouvait bien des années plus tard. Tout signalait la présence de quelqu’un qui semblait s’être absenté quelques minutes auparavant. Une tasse de café chaud fume encore sur la table, la radio diffuse des nouvelles. Mais personne.
Par moment, le reflet du soleil faisait luire des étincelles sur l’écran que l’amiral observait, songeur, jusqu’à ce que... Mais bien sûr ! Comment n’y avait-il pas pensé avant ? Le souvenir d’un des cours de catéchisme de son enfance lui revint. S’il avait eu la présence d’esprit de créer L’Ecu Rose pour sauver l’espèce humaine, Tosca Membert avait, pour sa part, imaginé un lieu où celle-ci pourrait prendre un nouveau départ. Un lieu où le savoir ne serait plus considéré comme un instrument de pouvoir, mais comme un matériau de connaissance et d’échange. Et lui, Charles d’Helvétie, serait l’instigateur de cette renaissance.
Il n’y avait donc plus une minute à perdre !

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