L’oncle Melnitz est la voix intérieure du roman qui ne cesse de répéter à chacun, et surtout à qui ne veut pas l’entendre, que quoi qu’ils fassent, les Juifs ne s’en sortiront pas. Il n’est pas seulement oppressant, il est également oppresseur, alliant sa voix avec une délectation morbide à la cohorte des haineux et des menteurs. Invitant chacun à s’accorder avec l’image mensongère qu’on a faite d’eux, le Grand Mensonge : Pourquoi donc devraient-ils oublier ? Ils n’oublient jamais rien. Plus c’est absurde, mieux ils s’en souviennent. Ils se souviennent qu’avant Pessah, nous égorgeons des petits enfants et faisons cuire leur sang dans la pâte des matze. Cela n’est jamais arrivé, mais cinq cents ans plus tard, ils sont capables de raconter la scène comme s’ils l’avaient vue de leurs yeux. Comment nous avons attiré le petit garçon loin de ses parents, en lui promettant des cadeaux ou bien du chocolat, bien longtemps avant l’existence du chocolat. Ils le savent, dans les moindres détails. /91
Chacun, l’oncle Melnitz collé à la peau, sera appelé à mentir ou à se mentir pour composer avec ce Grand Mensonge.
Janki le boiteux… Janki combattant de Sedan… Il n’y aura plus que lui pour croire à ce mensonge à la fin du roman. C’est cette fable qui lui permettra d’intégrer le clan de Salomon. On sera même prêt à lui accorder une médaille pour ses exploits imaginaires. Mais par contre, il ne sera jamais accepté dans une société qui le méprise. Sa réalité la plus simple et la plus essentielle, son être Juif est nié. Il est significatif qu’il ne soit pas venu au jugement familial d’Alfred le goy et de Désirée la juive, n’étant pas parvenu lui-même à trouver sa place.
Mimi Bovary… Mimi la légitime, contrairement à Hannele, Mimi la rêveuse qui s’invente des intrigues amoureuses à la française. Les tourments de la stérilité lui fourniront matière à un rôle: L’absence d’enfant donnait un contenu à sa vie et à sa personne un rôle… Elle était devenue une interprète de rôle de caractère/209. La réalité viendra contredire sa théâtrale stérilité, à son plus grand regret. Elle cherchera à étouffer le surplus de vitalité de sa fille, Désirée-déchirée: Ah, ma petite, mais tu m’as déchirée !/383… Désirée qui, à son tour, mentira pour voir Alfred, le fils de François. Désirée la bien aimée, qui restera éternellement désirée, prisonnière d’une tradition et peut-être plus encore d’une mère qui n’aura de cesse de lui répéter combien sa venue au monde fut difficile.
L’affaire Schmoul… François… Il porte le même prénom que François Delorme, le tailleur parisien idolâtré par son père, Janki. Ou Schmoul, le prénom voulu par Hannele, comme une protection. François franchira un pas fatal en se convertissant au christianisme. François-Schmoul s’efforcera d’effacer son identité au point de sacrifier femme et enfant. François fait ce que Janki n’a jamais osé faire : se débarrasser d’un héritage dont il n’a pas voulu, d’une tradition qui ne lui amène que des inconvénients dans ses affaires. Etre Juif est une infirmité. Tout le parcours de François peut-être résumé dans sa vaine conquête pour acquérir le terrain des chrétiens Landolt qui se feront un plaisir de ne pas vouloir le vendre à un Juif. On ne se lave pas de son judaïsme lui rappellera l’oncle Melnitz.
Hannele la juste… Hannele découvrira le drame de sa naissance dans un asile, la mort de sa mère Sarah et la folie de son père, Ahasvérus, le juif errant - errant comme François dans son grand magasin à la fin du roman ? Avec le pragmatisme qui est le sien, elle tirera un trait définitif sur ce passé de mort et de folie et elle pérennisera la lignée des Meijer, devenant le pilier de sa famille et du roman. Oui, elle est constitue le tronc de l’arbre généalogique, à partir duquel s’étendront les différentes branches. Le coup de génie de Salomon – son meilleur investissement comme le dira le narrateur – c’est Hannele. Le coup de génie de Janki, c’est son mensonge. Le coup de génie de Hannele, c’est Zalmann. Le coup de génie d’Arthur, c’est Rosa. La vie circule à plein régime de ce côté du roman, contrairement à l’aile gauche, Myriam et François, l’une si rêveuse, l’autre si affairiste.
Il faudra, bien entendu, encore parler d’Arthur, de Zalmann, de Hillel ou de Monsieur Grün afin d’observer comment eux aussi composent avec le Grand Mensonge, Ce sera l’objet d’un prochain article sur la Muraille ou un autre rameau. En attendant, je me demande toujours de qui Melnitz est l’oncle…
- Un pas de plus -
Melnitz, Charles Lewinski, Grasset, 2008.