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César Vallejo, par Auxeméry (1ère partie)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie en trois fois un important article rédigé par Auxeméry à propos du poète péruvien César Vallejo qui a fait l'objet récemment d'une édition chez Flammarion

" Et vous croyez, monsieur Vallejo, qu'entasser des imbécillités l'une sur l'autre, c'est faire de la poésie ? "

Ainsi s'exprima monsieur Clemente Palma, pontife des lettres péruviennes, au temps où César Vallejo était un obscur poète de province au large front pensif, et le sourcil froncé - on connaît la célèbre photographie, prise plus tard dans sa vie, où il regarde en effet le lointain, le menton fermement appuyé sur la main droite, plis obliques descendant de part et d'autre du nez, bouche close, et la seconde main tenant la canne. Pause avant l'affrontement, à peine pose, bien sûr, mais détermination, défi au réel, plutôt.

Uniquement cela, - tenir, tenir. Une élégance supérieure, dans toute la personne de Vallejo...
Une distinction faite de distance au plus près, de connivence avec ce qui vient et reste du plus loin, d'adéquation avec la pierre sèche où se nourrit toute tendresse, de réserve et de crânerie sans autre orgueil que celui qui n'ignore rien de ce qu'il faut attendre de la vie.
Un être courtois, avec la mort qui sait son heure, le malheur qui étonne, ou l'amour qui renverse les certitudes, et fait plier les corps... Un homme prêt en permanence à affronter.

Le critique visait l'ensemble de Trilce, mais cela aurait pu être déjà telle strophe du Poema a mi amada :

Amada, esta noche tú te has sacrificado
sobre los dos maderos curvados de mi beso ;
y tu pena me ha dicho que Jesús ha llorado,
y que hay un viernesanto más dulce que ese beso.

" Aimée, cette nuit tu t'es crucifiée
sur les deux madriers courbés de mon baiser ;
et ta peine m'a dit que Jésus a pleuré,
et qu'il est un vendredisaint plus doux que ce baiser. "

Seul monsieur Palma, obscur et antique cardinal des lettres péruviennes, pouvait déceler dans une pareille strophe un soupçon d'imbécillité. On y perçoit surtout et seulement l'énergie d'une langue peu embarrassée de respecter les codes admis. Vallejo n'a jamais eu la fibre conformiste, c'est évident. Toute son existence le montre ; toute son œuvre est placée sous le signe, précisément, de l'écart. Il fut de ceux qui créent leurs propres normes. Défi engagé très tôt, par conséquent, puis tenu sans faillir, jusqu'au bout. Suivre les sentiers battus ? Une impossibilité. Battre fermement, avec l'obstination d'un qui sait le prix des accomplissements véridiques, le sol de ses propres chemins. Les aléas ? Intégrés. Démarche souveraine. Les œuvres en sont les traces : le passage de cet homme est le moins vain de tous.

Né le 16 mars 1892 à Santiago de Chuco, petit village isolé du nord des Andes du Pérou, César Abraham Vallejo Mendoza est issu d'une lignée originale : ses deux grands-mères étaient des indiennes Chimu et l'un comme l'autre de ses grands-pères, des prêtres catholiques d'origine espagnole. Le plus jeune d'une famille de onze enfants, il fut élevé dans une maisonnée saturée de dévotion. La misère fut sa muse première, mais il connut la chaleur d'un foyer aimant.
Il lui fallut interrompre plusieurs fois ses études entre 1908 et 1913, et particulièrement ses études universitaires, à Trujillo, à partir de 1910, par manque de moyens financiers. Il dut donner des cours particuliers, et, également, travailler, à la comptabilité, dans une vaste exploitation sucrière : les ouvriers, en masse, du matin à l'aube à la tombée de la nuit, gagnaient là quelques centimes à la journée, et une poignée de riz. On peut comprendre que le sens de la dénomination des choses réelles aient connu dans sa poésie une certaine distorsion, que le censeur sourcilleux de l'imbécillité aura eu du mal à saisir. On comprendra aussi aisément le sens des engagements politiques et moraux du poète.
Il fréquente alors de nombreux artistes et intellectuels, dont le groupe Norte, sous la direction d'Antenor Orrego. L'époque est celle de mouvements sociaux, de changements politiques (l'armée pousse à la mise en cause de l'oligarchie qui dirige le pays) et intellectuels (le marxisme fait son apparition, ainsi que la psychanalyse) ; Vallejo publie ses premiers poèmes.

1913 : revenu à l'Université, il fait son Droit, tout en s'intéressant en parallèle à la littérature, lisant avec passion autant ce qui pouvait concerner l'évolution et le déterminisme scientifique que la mythologie. L'étude du Droit se poursuit jusqu'en 1917, après une maîtrise en littérature espagnole obtenue en 1915. Une aventure amoureuse assez tourmentée le contraint à partir pour Lima.
Devenu enseignant dans une école de prestige, il fréquente cependant la bohème locale durant ses nuits, et fait l'expérience de l'opium. Il rencontre les figures de la littérature locale de l'époque, et surtout Manuel Gonzalez Prada, un des leaders de la gauche péruvienne, et Abraham Valdelomar ; grâce à ce dernier, il intègre le groupe Colonida, et se met au courant des nouveautés européennes. La mort de Prada l'affecte profondément. Le poème " Los dados eternos ", " Les dés éternels ", est dédié à sa mémoire :

Dios mío, estoy llorando el ser que vivo;
me pesa haber tomádote tu pan ;
pero este pobre barro pensativo
no es costra fermentada en tu costado :
tú no tienes Marías que se van !!

" Mon Dieu, je pleure sur l'être que je vis ;
je regrette d'avoir pris ton pain ;
mais la pauvre boue pensive que je suis
n'est pas croûte fermentée dans ton flanc :
toi tu n'as pas de Maries qui s'en vont ! "

Dios mío, y esta noche sorda, oscura,
ya no podrás jugar, porque la Tierra
es un dado roído y ya redondo
a fuerza de rodar a la aventura,
que no puede parar sino en un hueco,
en el hueco de immensa sepultura.

" Mon Dieu, en cette nuit sourde, obscure,
tu ne pourras plus jouer, car la Terre
est un dé rongé et désormais rond
à force de rouler à l'aventure,
qui ne peut s'arrêter que dans un trou,
le trou d'une immense sépulture. "

Le marxisme devenant de plus en plus la source où il s'abreuve, il s'éloigne de ce cercle " élitiste ", dans lequel il se sent enfermé. La disparition de son maître et ami ne fait que le plonger dans ce constant désespoir, cette crise intime permanente qui constitueront sa marque.

Quand il publie à la mi-juillet 1919 Los heraldos negros, le recueil (jamais republié du vivant le l'auteur) est accueilli avec faveur. Mais Vallejo oriente sa production dans une direction nouvelle : il a déjà écrit plusieurs des poèmes qui viendront composer Trilce.
Il perd son second poste d'enseignant à la suite d'une affaire sentimentale complexe, dont certains de ces poèmes se feront l'écho : il a rompu avec son amie Otilia Villanueva en mai ou juillet, selon les conjectures, de cette année 1919, qui apparaît comme un tournant dans son existence. Il doit faire le deuil de sa mère, disparue en août 1918. Et les années suivantes sont marquées par cette absence ainsi que celle d'Otilia, augmentée de celles de deux autres femmes, Zoila Rosa Cuadra, connue sous le nom de Mirtho, et une autre Otilia qui vivait à Santiago de Chuco. On perçoit dans le poème des Hérauts noirs déjà cité (" Los dados eternos ") une allusion à une autre femme encore, María Rosa Sandóval, morte également. Trilce, tout du long, sera sous le signe de cette présence inexorable de la mort dans le vide du passé révolu, celui des jeux avec les frères, des rites familiaux, de la communion autour des repas dans le foyer perdu. Les amours perdues rejoignent dans l'absence la mère morte. Dans les évocations érotiques, le fait même que deux personnes aimées aient porté le même prénom pousse à l'identification, sans qu'il faille y voir un goût pour la simple anecdote. La relation entre la mort de la mère et l'absence des amantes est déjà sensible dans " Nervazón de angustia ", " Nervaison d'angoisse " ; on la retrouve dans le poème XLVI (un sonnet) de Trilce :

La tarde cocinera se detiene
ante la mesa donde tú comiste ;
y muerta de hambre tu memoria viene
sin probar ni agua, de lo puro triste.

" L'après-midi cuisinière s'attarde
devant la table où tu as déjeuné ;
et morte de faim vient ta mémoire
sans même prendre d'eau, de pure tristesse. "

Cette inspiration érotique et amoureuse ne refera que de brèves incursions dans la poésie postérieure de Vallejo.

C'est l'épreuve de la prison qui a porté son empreinte sur cette période. Vallejo fut absurdement mêlé à des troubles qui eurent lieu à Santiago de Chuco le 1 er août 1920.
Après avoir passé deux mois de vacances dans son village natal, il était revenu à Trujillo au début juillet 1920 ; puis, il avait repris le chemin de Santiago, pour assister à la fête du saint patron. La situation politique était alors " hautement inflammable ", selon un biographe. Lors d'une querelle, un assistant du sous-préfet avait été tué, et un incendie avait réduit en cendres le grand magasin local. Un magistrat enquêteur, envoyé sur les lieux depuis Trujillo fit retenir pour interrogatoire une douzaine de personnes, dont Vallejo et deux de ses frères. Il fut accusé d'être l'" instigateur intellectuel " des événements.Avant même toute instruction, le journal La Industria de Trujillo avait formulé une dénonciation à son endroit. Ces accusations furent plus tard réfutées par lui. Mais fin août, les charges furent retenues contre lui, et il se cacha quelque temps chez un ami, dans la campagne proche de Trujillo, jusqu'à son arrestation le 7 novembre. Malgré le soutien et les protestations de ses amis intellectuels et des journaux, il fut emprisonné pendant 112 jours, jusqu'au 26 février de l'année suivante. Libéré sur parole, il rejoignit Lima, dans l'amertume de l'injustice subie.
Trilce, écrit en grande partie pendant qu'il se cachait avant son arrestation, est publié en 1922 ; le recueil semble venu de nulle part : c'est le poème répété (pas de titres, mais des en-têtes numérotés, uniquement) de la vie clandestine, de la persécution. L'angoisse de l'homme traqué, l'oppression des quatre murs de la cellule alternent avec les souvenirs, les évocations de la vie libre.
Le 12 février, de sa geôle, il écrit à son ami Oscar Imaña :

" Dans ma cellule je lis de temps en temps ; il m'arrive à certains moments de broyer du noir et de ne plus me sentir de rage, non tant à cause du déshonneur qui m'atteint que de la privation matérielle, la totale privation matérielle de ma liberté animale. C'est quelque chose d'horrible, Oscar. J'écris aussi par moments, et si un souffle d'air agréable me parvient jusqu'à l'âme, c'est la lumière du souvenir. Ah, la mémoire, en prison ! Elle revient, elle part du cœur, elle apporte l'huile à la mélancolie à la machine qui se déglingue... "

De fait, outre les poèmes de Trilce directement inspirés par cette douloureuse expérience, Vallejo rédige là des récits brefs, qui porteront le titre d' Escalas, à leur publication en 1923. Tensions, ruptures, silences : la rédaction de ces proses partage cela avec Trilce. De même, liaison des poèmes LXIV, LXX et LXXV de Trilce avec les poèmes de Paris. La filiation, du moins la continuité, la connexion d'une œuvre à l'autre est évidente.

Durant l'année 1922, à Lima, Vallejo continua à enseigner, mais en 1923, son poste fut supprimé.
Dans la crainte d'une nouvelle incarcération, le cholo (le terme désigne en Amérique latine un homme d'ascendance à la fois amérindienne et espagnole) accepte alors la proposition de son ami Julio Gálvez de se rendre à Paris, et quitte le Pérou en juin. À Paris, la situation des deux amis n'est pas brillante, et la faim menace.
Ce n'est qu'en 1925 que Vallejo finit par trouver un emploi stable, dans une agence de presse récemment ouverte ; il reçoit également une bourse mensuelle du ministère espagnol afin de poursuivre ses études de Droit à l'Université de Madrid. N'étant pas tenu d'être présent sur le campus, Vallejo reste à Paris, où il continue à percevoir cet argent pendant deux années. Cette bourse, ainsi que le revenu de ses articles lui permettent de prendre gîte en 1926 à l'hôtel Richelieu ; il fréquente les expositions, les concerts et les cafés ; il rencontre Artaud, Tzara, Desnos, Marcel Aymé, Picasso, Cocteau...Mais il entre également en relation avec Juan Larrea, qui deviendra son ami. Larrea est un poète d'origine basque, qui mourra en 1980, à 85 ans, en Argentine. Il a participé au mouvement " créationniste ", s'est ensuite orienté vers l'ultraïsme, puis vers le surréalisme. Une grande partie de son œuvre est écrite en français ; ayant été diffusée de façon très restreinte, elle est très peu connue. Son credo personnel l'éloigne de toute contrainte, de toute norme artistique, de toute hypocrisie. " Aujourd'hui, en 1926, dit Larrea, l'art est un problème de générosité. [...] Intelligence et sensibilité sont ennemies, non dans le temps ni dans l'espace, mais à l'intérieur de chaque être humain, là où elles existent uniquement. Tel est à l'exclusion de tout autre, leur vrai champ de bataille. " (in Gerardo Diego, Poesía española : antología, Madrid, 1934). La production de Vallejo, durant cette période, est sans concession, foncièrement directe ; elle fait le lien entre la période de Trilce, et la poésie dense et généreuse qui suivra, dans les années 30.

Yo no sufro este dolor como César Vallejo. Yo no me duelo ahora coma artista, como hombre ni como simple ser vivo siquiera. Yo no sufro este dolor como católico, como mahometano ni como ateo. Hoy sufro solamente. Si no me llamase César Vallejo, también sufriría este mismo dolor. Si no fuese artista, también lo sufriría. Si no fuese hombre ni ser vivo siquiera, también lo sufriría. Si no fuese católico, ateo ni mahometano, también lo sufriría. Hoy sufro desde más abajo. Hoy sufro solamente. (Voy a hablar de la esperanza)

" Je n'éprouve pas cette douleur en tant que César Vallejo. Je ne souffre pas à présent en tant qu'artiste, en tant qu'homme ni même comme simple être vivant. Je n'éprouve pas cette douleur en tant que catholique, mahométan ou athée. Aujourd'hui je souffre simplement. Si je ne me nommais pas César Vallejo, je sentirais aussi cette douleur. Si je n'étais pas artiste, je l'éprouverais aussi. Si je n'étais ni catholique, ni athée, ni mahométan, je l'éprouverais aussi. Aujourd'hui je souffre de plus bas. Aujourd'hui je souffre simplement. " (" Je vais parler de l'espérance " - L'édition française inclut ces poèmes en prose dans la section " Poèmes de Paris ", tandis que l'édition complète américaine de Clayton Eshleman, parue en 2007, les intègrent aux Poèmes Humains.)

Contribution d'Auxeméry

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