Voici sans doute l’une des expositions les plus insolites et les plus intéressantes de la saison estivale. Intitulée Le Bain et le miroir, elle propose un tour d’horizon des soins du corps et de l’utilisation des cosmétiques sur notre continent, de l’Antiquité à la Renaissance.
Le musée de Cluny traite le sujet pour les périodes antique et médiévale, en quelques 350 œuvres et objets. Chacun sait combien les Grecs et les Romains accordaient de l’importance au corps. Le bain, les thermes, les soins corporels accompagnaient dans tout leur raffinement la vie quotidienne, tant à domicile que dans le cadre d’établissements publics. L’exposition s’intéresse à la décoration de ces lieux privilégiés, à travers des sculptures (Aphrodite accroupie, Aphrodite détachant sa sandale,…) et des fresques (Echo et Narcisse, provenant de Pompéi). La salle, récemment restaurée, du frigidarium des thermes de Cluny, sert de théâtre principal à ces œuvres. Les équipements et accessoires ne sont pas oubliés : amphores, pyxides (du grec pyxis, la boîte), services de toilette précieux, bouteilles et vases de verre soufflé et teinté en témoignent. Le mobilier funéraire montre l’importance, chez les anciens, des soins corporels jusque dans l’au-delà (ensemble du tumulus d’Herstal). Des bustes d’hommes et de femmes, des ornements, des instruments (peignes, épingles à cheveux) attestent, de leur côté, de la complexité avec laquelle l’art de la coiffure était abordé.
Suivant un parcours chronologique, l’exposition s’attache ensuite à détruire le cliché d’une époque médiévale obscure et marquée par un manque d’hygiène chronique. Certes, l’Eglise ne militait guère en faveur des soins corporels. Ce qu’Isabelle Bardiès-Fronty, l’un des commissaires de l’exposition, appelle diplomatiquement le « renoncement » et que Michel Onfray nomme plus clairement dans nombre de ses essais la « haine du corps » se traduisaient par une condamnation du bain, privé, en couple ou collectif – les célèbres étuves ou bains chauds –, forcément supposé source de luxure. Jérôme de Stridon – le terrible saint Jérôme – écrivait ainsi : « Il te plaît de te baigner tous les jours ; un autre considère ces soins de propreté comme de l’ordure ». N’oublions pas que les grandes épidémies médiévales, présentées par l’Eglise comme un fléau divin invitant à la repentance et au strict respect de l’orthodoxie, se développaient en priorité là où l’hygiène restait précaire… Quant aux cosmétiques et à la coiffure, ils faisaient l’objet d’une réprobation sans appel d’Augustin d’Hippone : « « Il ne convient pas pourtant que les femmes (…) laissent voir leurs cheveux, l’apôtre veut qu’elles soient voilées [allusion à la première épître de Paul aux Corinthiens dans laquelle l’apôtre impose aux femmes le port du voile en signe de sujétion, 1 Co 11, 3-16, n.d.l.a.]. Pour ce qui est de l’emploi du fard pour se donner plus d’éclat ou de blancheur, c’est une misérable falsification ». On mesure la distance qui sépare ce texte de celui d’Ovide qui, en introduction des Cosmétiques, écrivait : « Apprenez, jeunes femmes, quels sont les soins qui embellissent le visage et par quels moyens vous pouvez conserver votre beauté ». La figure de Marie-Madeleine fut alors mise en avant, comme symbole du renoncement au corps. On notera en particulier, parmi ses représentations, un superbe portrait de la sainte en anachorète, attribué à Cosimo Rosselli (XVe siècle) provenant du Palais des Beaux-Arts de Lille.
Pour autant, il semble que les fidèles privilégiaient leur hygiène aux interdits religieux. C’est ce que prouvent le nombre et le luxe des accessoires qui entraient dans le rituel de la toilette, comme la parure cosmétique d’Erfut, des miroirs, des pots à onguents. Les sophistications de la coiffure se retrouvent dans plusieurs statues… religieuses. On notera encore la présence de manuscrits et d’incunables, véritables recueils de recettes cosmétiques, ainsi que des peintures, gravures et tapisseries représentant des scènes de bain, avec une mention particulière pour la tenture de La vie seigneuriale, début du XVIe siècle.
La seconde partie de l’exposition, qui traite de la Renaissance, est accueillie par le château d’Ecouen (Val d’Oise) où sont présentés 130 œuvres et objets. La peinture, enfin affranchie du joug religieux rend compte des évolutions de la société. Les scènes de bain n’ont plus besoin d’un alibi biblique ; elles représentent la vie quotidienne. Les bains collectifs gardent leur importance et parfois leur charge érotique. On remarquera notamment une gravure de Dürer, Le Bain des hommes, où le maître s’est livré à une curieuse facétie en montrant, sur la gauche, un personnage accoudé à un pilier supportant un robinet, celui-ci figurant son sexe de manière plus explicite qu’allusive. En outre, le Bain des femmes, d’après Dürer une fois encore, semble préfigurer la sensualité moite du Bain Turc d’Ingres. La palme de cette sensualité revient toutefois à plusieurs œuvres s’intéressant à la mixité dans les bains publics, comme la Fontaine de jouvence (Hans Sebald Beham), le Bain des anabaptistes (d’après Aldegrever), Femmes au bain (d’après Artus Wolffort) ou encore le Bain public (d’après Raphaël).
Toutefois, on voit nettement émerger une nouvelle forme de bain, apanage d’une aristocratie raffinée qui le cultive à domicile comme un véritable art de vivre. L’apparition d’une nouvelle forme d’art, le portrait nu, vient le confirmer. Un portrait de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur, la duchesse de Villars, au bain illustre notamment cette tendance. Il s’agit toutefois d’une version « habillée » et à la connotation moins saphique que la belle toile conservée au Louvre qui aurait eu toute sa place ici ; je lui préfère la Dame à sa toilette d’après François Clouet. On finit de se convaincre de l’orientation élitiste du bain devant les traités de cosmétiques – supports de conservation des savoirs – et, surtout, les nombreux accessoires exposés. Ceux-ci se multiplient, deviennent plus sophistiqués et richement réalisés dans les matières les plus précieuses (coffrets, miroirs, cure-oreille, aiguières, flacons, coupes à bijoux). Une réunion de flacons et de pommes de senteur (bijoux odoriférants) permet en outre de saisir toute l’importance qui était accordée au parfum dans une société où l’apparence (au masculin comme au féminin) prenait toute sa dimension.
Il faut encore souligner deux aspects tout à fait originaux de cet événement. En premier lieu, son approche scientifique, puisque figurent à Cluny les résultats d’une étude menée conjointement par le Centre de recherche et de restauration des musées nationaux et les laboratoires de L’Oréal Recherche. Cette collaboration d’organismes publics et privés a permis d’analyser la composition de 144 échantillons de cosmétiques dont les résidus étaient contenus dans des vases, flacons et pyxides de plusieurs provenances européennes. Certains pourraient être aujourd’hui recréés sur ces bases, d’autres, en revanche, ont révélé leur toxicité à la faveur des analyses.
Enfin, on ne peut passer sous silence le luxueux catalogue publié à cette l’occasion, Le Bain et le miroir (Gallimard, 352 pages, 49 €). Luxueux est bien l’épithète qui convient pour cet ouvrage abondamment illustré, non pas broché, mais présenté dans un cartonnage élégant « à la Bradel » (un carton mousse soyeux au toucher) aux tranches dorées. Outre les reproductions des œuvres exposées, il contient plusieurs études de premier plan qui permettent d’approfondir les thèmes abordés tout le long du parcours de cette double exposition, consacrée autant à l’art qu’à l’esthéticisme.
Illustrations : Catalogue de l’exposition – Echo et Narcisse, Pompéi, Ier siècle avant notre ère, peinture murale, musée archéologique de Naples, © Archivio dell’Arte Pedicini – Miroir à manche en balustre, Musée du Louvre, © Rmn/H. Lewandoski – Dame à sa toilette, vers 1560, © Musée des Beaux-Arts, Dijon / F. Jay – Pomme de senteurs, vers 1610-1620, © Rijksmuseum, Amsterdam.