Il existe de nos jours, en France et ailleurs, une chose que l’on nomme blogosphère. Une partie de cette chose va au Salon du livre. Une autre est déçue de ne pas y être invité. Une troisième s’en moque éperdument et se moque des prétendus. Une quatrième ne sait pas même l’existence de ce salon. Une cinquième parle de celle qui est déçue et de celle qui s’en moque. Etc. jusque tard dans la nuit. Qui peut dire autour de quoi, autour de quel noyau vide, de quel étoile invisible la blogosphère tourne-t-elle ? L’actualité ? La nouveauté ? L’événement ? Ou bien le reflet de cette actualité dans l’œil du mort, le commentaire de l’écho de la parole perdue ? Difficile de donner un nom à ce qui occupe le web, de définir son blogos. Epreuve vertigineuse, digne d’un équilibriste de renom – et je sais à quel point cet art est l’un des plus difficiles – que de lui donner une histoire, une origine, un but. Faut-il pour autant la représenter sous la forme d’un chancre hideux, excroissance dégénérescente ou pustule néfaste qui n’a d’autre intérêt – volontairement ou non – que de se montrer comme tels ? Le bavardage incessant, dont la similitude avec le bruit permanent qui hanterait le fond de notre univers interroge nos scientifiques les plus pertinemment hirsutes (quand ils ne sont pas chauves), ce bourdonnement uniforme et dérangeant, comme l’infrabasse abrutissante d’une musique formatée, semble être capté par certaines machines monstrueuses, immenses instances de jugement, ouroboros numériques capables de se régénérer en se dévorant, qui en tireraient d’ailleurs des informations précises. De ce babillage sont extraites des données qui se déposent les unes sur les autres comme les strates organiques qui ont fondé notre planète. Mais la commémoration permanente, qui n’est pas la sédimentation, et la compilation informe d’idées interdisent à quiconque de renouer avec l’origine, de retracer le sens de l’évolution, et plonge au contraire l’archéologue dans une amnésie irrémédiable, incurable. Au fond, le bavardage se fout de la présence réelle des autres, il cherche uniquement le moyen de procréer sa propre substance, de perpétuer inlassablement son code numérique. En deux mots : fonction = reproduction. Il ignore l’ironie, la contradiction, le paradoxe. Il ne fait qu’aplatir le réel. Pire, il l’avale et le fait disparaître dans ses immenses labyrinthes intestinaux. Puis il disparaît à son tour dans l’oubli, s’extrayant d’abord de la mémoire des hommes, puis de celle des monstres mécaniques que sont les moteurs de recherche. Une nouvelle croyance raconte qu’il existerait une terre où serait capté le flot incessant des données binaires issues de l’inhumaine machinerie. Une vieille femme assise sur son fauteuil, égrenant sans cesse des paroles devenues inaudibles, ou bien un nouveau Melchisédech, sans père, sans mère, sans généalogie, dont les jours n’ont pas de commencement et dont la vie n’a pas de fin. Peut-être une autre machine à calculer sans âme et sans Histoire. Une machine qui veille sur ses enfants.