En Mars 2007, je me rends en taxi conventionné ŕ une visite médicale d’expertise boulevard Saint-Germain, ŕ la demande de mon employeur, le Ministčre du Travail, afin d’évaluer la pertinence de ma demande de reprise de travail ŕ « mi-temps thérapeutique ». Je tiens ŕ peine debout, mais il faut que je reprenne le boulot, car je suis au maximum de mon sur-endettement. Mon statut de « non-titulaire de la fonction publique » ne m’autorise qu’ŕ un an de congé de grave maladie. Alors que par un mystčre administratif que je ne m’explique pas, mes collčgues fonctionnaires ont le droit d’ętre gravement malades pendant 3 ans. J’ai quitté mon poste pendant 3 ans. La premičre année, payée ŕ temps plein. La deuxičme année ŕ mi-temps. La 3čme année, tiers de salaire. Bien entendu, l’assurance de mon emprunt immobilier exclut les risques ostéo-articulaires. Deux ans avec des revenus négatifs, compte tenu ŕ la fois de la baisse de mes revenus et des surcoűts des soins non reconnus par la Sécu qui me sont indispensables pour ne pas péter un plomb tellement mon parcours est difficile (accompagnement psychanalytique, relaxation, homéopathie, ostéopathie, etc…
Heureusement, ma sœur qui travaille dans un établissement public part en retraite. Elle bénéficie d’un pactole de départ et m’offre généreusement 4000 euros. Qui me permettent de tenir 6 mois ŕ 600 euros, en serrant les cordons de la bourse au maxi. Je demande un emprunt en banque qui est refusé, car je suis au maximum de mon surendettement. Etonnement de mon chargé de clientčle : « Mais vous n’ętes jamais ŕ découvert ? ». Je demande un secours exceptionnel ŕ mon Ministčre (chargé du Handicap) qui m’accorde royalement aprčs constitution d’un énorme dossier d’une trentaine de pičces et passage devant une Commission ad hoc, d’un « secours exceptionnel » de 1300 euros… imposable.
C’est dans ce contexte que je suis obligée de reprendre le travail. Cette journée me coűte 170 euros de taxi et 80 euros d’achat de colonne vertébrale. Une journée exceptionnelle ŕ 230 Euros. J’attends toujours le remboursement du Ministčre deux ans aprčs, malgré un avis favorable du médecin-expert, avec cachet du docteur et factures du taxi faisant foi. Et deux relances sans suite auprčs des services du personnel.
- - Il y a des gens qui font les soldes, d’autres qui s’achčtent une conduite. Moi, ce matin 6 Mars 2007, je me suis acheté une colonne vertébrale.Certes, je comprends votre surprise ŕ cette nouvelle peu banale : y a t-il des marchands de colonnes vertébrales oů l’on puisse essayer la sienne, comme on choisit une paire de chaussures qui vous aille ? Comme j’aurais souhaité qu’il existât quand j’étais enfant des « magasins de parents », oů l’on pourrait échanger les siens contre d’autres, quand ils ne vous seyaient pas ?
Mais ne nous laissons pas aller ŕ ce genre d’inutile ręverie. Ce mardi matin avait démarré par un objectif - bien réel celui-lŕ - et difficile ŕ atteindre : parcourir en pleine heure de pointe la distance Cergy-Pontoise / Paris Odéon nantie d’une canne, d’un corset orthopédique de 2kgs, d’une valise de radiographies, le tout sans faire bousculer mes 22 greffes osseuses par des voyageurs pressés et inattentifs, tout en n’arrivant pas en retard au rendez-vous… La solution s’appelait Sergio. Réveillée aux aurores, je m’étais engouffrée dans son taxi conventionné par la Sécu, aprčs lui avait fait moult recommandations de prendre presque ŕ l’arręt les ralentisseurs, dos d’ânes et autres gendarmes couchés qui jalonnaient la route, pour une course payée par mes deniers (90 euros un aller simple), afin d’éviter les affres des transports en commun aux « mauvaises heures » pour me conduire ŕ bon port au centre de Paris, au 134 du bd St Germain exactement, ŕ 9 h 20 pétantes. Tout ceci pour voir dans de bonnes conditions le médecin expert désigné par mon Ministčre de tutelle, afin qu’il établisse un rapport circonstancié pour le Comité médical dudit Ministčre, chargé d’examiner la validité de mon retour ŕ la vie civile : ma demande de transformation de mon statut de « congé de grave maladie « en situation plus enviable de « reprise de travail ŕ mi-temps thérapeutique ».
L’entretien avait été rude : « Pourquoi ne prenez-vous pas votre retraite ? », m’avait-on rétorqué, au vu de mon outillage de tiges, barres, vis agrafes et autres matériels dont le poids cumulé représentait au bas mot un petit kilo de titane... « Ma tęte fonctionne trčs bien, ce qui est essentiel pour un travail intellectuel. Mon mental a męme fait de sacrés progrčs avec toutes ces épreuves » plaidais-je d’un ton trčs assuré. Mais la question suivante avait eu raison de ma bravoure : « Le mi-temps n’est accordé que pour 3 mois, renouvelable une fois… Pourrez-vous supporter la station assise 8 h par jour, 5 jours sur 7 et les transports en commun aux heures de pointe dans 6 mois ? ». A cette évocation effrayante, je ne pus retenir mes larmes et sanglotais bętement, tandis le médecin interloqué me tendait un kleenex secourable.
« Mon chef ne serait pas hostile ŕ une formule de télétravail » soufflais-je enfin d’une toute petite voix, en essuyant mes yeux…. Je vis sur l’écran de son ordinateur que la doctoresse tapait le précieux mot dans son rapport d’expertise, ŕ mon grand soulagement.
Le temps de parcourir les longs couloirs de cet appartement cossu du quartier latin et de remettre mon « armure », j’étais dehors ŕ 9 H 45, par cette matinée grisâtre et tičde caractéristique du microclimat parisien.
Aprčs avoir contemplé la statue de Danton sur la place de l’Odéon quelques instants, je n’y tins plus. Il y avait tellement longtemps que j’y songeais que je ne pus résister davantage. D’un pas aussi vif que le permettaient ma valise de radios et mon outillage, je traversais le boulevard d’un trait et me dirigeais droit sur la plus grande librairie Médicale du quartier latin, située comme il se doit rue de l’école de Médecine. J’attendis un bon quart d’heure, farouchement arcqueboutée sur ma canne, pestant contre les ouvertures tardives des magasins de ce quartier bourgeois déserté d’étudiants, qui n’avait plus de latin que le nom.
« Je voudrais m’acheter une colonne vertébrale » dis-je d’un ton assuré, en réponse ŕ l’interrogation muette de la vendeuse venue, d’un tour de clé décidé, délivrer la file de clients qui commençaient ŕ se former derričre moi (en colonne ?) et battaient la semelle dans le petit matin frais. J’avais dit instinctivement « m’acheter » et non « acheter » une colonne vertébrale, comme si j’en étais jusqu’ici dépourvue et que je me classais donc parmi les invertébrés… Mais me considérais-je comme un protozoaire ou un mollusque, voire…. J’aurais aimé consulter ŕ ce sujet la classification de Jean-Baptiste Lamarck. Mais je me trouvais dans une librairie médicale et non rue Cuvier, dans un magasin naturaliste.
La vendeuse n’avait pas ajouté « c’est pour vous » ?, mais elle avait hoché la tęte d’un air entendu, embrassant d’un seul regard l’ensemble du tableau que je formais avec mes accessoires : le corset orthopédique, la canne et la valise nantie d’une étiquette « radios » bien éloquente. Il ne manquait plus au décor qu’une bougie allumée et un sablier pour ressembler ŕ une « Vanitas » de la Renaissance, revisitée au XXIčme sičcle. Visiblement, la librairie accueillait dans sa clientčle habituelle plus d’étudiants ou de médecins… que de malades. Plus de spécialistes qui manipulent des prothčses ou les posent que de gens qui les « vivent » au quotidien, ceux qui ont ce qu’on appelle l’« expertise d’usage ». non pas ceux qui savent, mais ceux qui se coltinent les médecines qu’on leur ordonnent.
« J’ai deux modčles » poursuivit ma négociante qui avait fureté dans ses vitrines, me tirant de mes réflexions en posant devant moi le fruit de ses recherches : « la colonne « ultra souple » qui peut se tordre facilement ŕ 130 euros et la colonne « semi souple » plus rigide ŕ 80 euros… » Souple ou rigide ? je regardais la premičre qui oscillait de droite ŕ gauche comme je ne sais quel phallus en transe… 130 euros pour ce spectacle érotico-médical était décidément trop cher payé. La bagatelle n’était gučre de mise dans ce lieu oů l’on adoptait plutôt le chuchotement propre aux établissements chargés de science. Je me tournais vers la rigide ŕ 80 euros avec laquelle je me sentais une certaine complicité naturelle. A quoi bon tricher avec le réel ? J’étais raide comme la justice du cou jusqu’aux fesses : autant choisir qui vous ressemble. L’INSEE avait démontré depuis longtemps qu’il n’y avait rien de moins laissé au hasard que la formation d’un couple, les différentes couches de la pyramide des classes sociales ne se chevauchent gučre et les accouplements sont horizontaux, c’est bien connu : « Qui se ressemble, s’assemble ». Je me décidais pour la rigide. Plus je me sentirais proche, plus j’arriverais ŕ visualiser cette maudite colonne qui me faisait tant souffrir. Vendôme ou l’Obélisque, plutôt que Pise ou que le serpent d’Esculape enroulé sur le caducée… ça ne faisait pas un pli.
J’avais une derničre hésitation, ne devant pas porter -d’aprčs le corps médical- de charges lourdes. « Ca pčse combien ? » interrogeais-je la marchande ŕ qui visiblement on n’avait jamais demandé ce genre de renseignement incongru. Mon interlocutrice chercha en vain une indication de ce type sur l’objet, pas plus que sur la notice. « Je vais vous la peser », finit-elle par concéder. Et la voilŕ disparue dans son arričre-boutique, emportant son trophée comme s’il s’était agi d’un kilo de légumes sur un étal de 4 saisons, car je crois qu’elle avait pris le parti que je constituais décidément une cliente bizarre, ce qu’on appelle un « cas limite » en sociologie, le cauchemar des statisticiens.
« Ça fait un kilo 8 » annonça-t-elle avec triomphe ŕ son retour, dissipant mes derničres réticences. : « c’est parfait, je prends ».
En allant payer ŕ la caisse, je fus soudain prise d’un sentiment d’horreur, voyant cette femme marcher devant moi, avec ce tas d’osselets glissé négligemment sous son bras, empaqueté dans son sac plastique comme on l’aurait fait de restes humains, trimbalé jusqu’au comptoir,. Prise de panique par ce squelette incomplet accentuant encore son étrangeté mortifčre, je faillis m’élancer vers la vendeuse pour rendre cet objet maléfique d’un geste répulsif… Mais elle s’était dirigée déjŕ avec soulagement vers un client plus normalisé. Foudroyée du regard par le caissier qui avait déjŕ tapé le ticket, je me contins et sortis finalement dehors tenant mon achat ŕ bout de bras, comme avec des pincettes. On avait glissé cette colonne dans un sac fait pour les livres et le haut dépassait largement de la poche, faisant émerger une étrange silhouette ossifiée tout ŕ la fois phallique et d’une blancheur macabre. Attendant ŕ la station de taxi du carrefour Odéon, appuyée sur ma canne, et chargée comme un baudet, je devais avoir une drôle d’allure : il y avait longtemps qu’Halloween avait dépassé le calendrier. Il n’y avait pas jusqu’ŕ la statue de Danton qui semblait me lancer un regard narquois. Ce personnage de la Terreur qui me dominait du haut de son piédestal et me regardait de ses froids yeux de pierre contribuait ŕ me glacer.
Arrivée ŕ la maison, je défais le paquet avec appréhension, Ma colonne avait beau ętre en plastique, elle était plus vraie que nature. Elle m’intimidait, mais pas de doute, elle était bien ŕ moi désormais. Je me suis approchée ŕ pas de loup, je l’ai extirpée peu ŕ peu de son paquet, comme on soulčve un drap qui recouvre un corps inerte sorti d’un tiroir de morgue. Peu ŕ peu, lentement, ŕ petites doses, nous nous sommes habituées l’une ŕ l’autre. J’avais couché le squelette sur mon lit et je le touchais du bout des doigts non sans retirer aussitôt vivement mes mains, tant ce contact était dur et froid. Peu ŕ peu, je me risquais ŕ caresser les fameuses « épines » vertébrales que l’on m’avait sciées, broyées et mélangées avec des os de synthčse pour faire mes greffons. Cet empilement parfait d’anneaux et ces emboîtements successifs de supports osseux avaient une régularité si différente du désordre de mon propre corps révélé par mes radios… Ici, les vertčbres étaient en rectangle et non usées jusqu’au triangle… Et mes énormes courbures faisaient un immense « S », alors que lŕ, j’avais un « I » parfait . S, I, SI….
Je chantonnais instinctivement la chanson de Michel BERGER :
« Si Maman si…
Si maman si.
Maman si tu voyais ma vie…
Je pleure comme je ris
Si maman Si
Mais mon avenir reste gris
Et mon cœur aussi… »
Je réalisais soudain que j’avais pris sans plus de cérémonie le squelette dans mes bras, fredonnant pour l’endormir comme un enfant. J’allais chercher un centimčtre pour en avoir le cœur net. Je mesurais : un grand bébé de 80 cm… la taille de 8-10 mois peut-ętre ? Instinctivement je continuais ŕ le bercer, poursuivant ma ritournelle : « Maman si tu voyais ma vie… » Peut-ętre était-elle penchée pour me regarder, serrant mon étrange rejeton dans mon giron, lŕ-haut sur son nuage….
Tout doucement, je faisais peu ŕ peu jouer les articulations… je me focalisais sur les cervicales qui me faisaient si mal. Fascinant comme C1 portait ce petit morceau de crâne, qu’on avait fait figurer pour comprendre comment la tęte était posée. Le voilŕ cet « Atlas », le géant qui porte selon la mythologie la voűte céleste, mais qu’on représente généralement dans la statuaire antique, ses larges épaules courbées sous le poids de la sphčre terrestre. Ma pauvre cervicale C1 qui porte tout le poids de ma tęte qui me paraît tellement lourde certains jours que j’ai peur qu’elle ne tombe par terre et que je ne puisse la ramasser, puisque je ne peux plus jamais me baisser. Un énorme géant courbé, un Titan. Il n’y a jamais de hasard dans le chemin de la vie… Pas étonnant que moi, surnommée « Miss Titane » par mes collčgues de balnéothérapie, j’ai fait de la géographie, que je me sois plongée dans la lecture des cartes et des atlas pour ne jamais perdre le Nord. Et pourtant ŕ y regarder de plus prčs, la forme de cette vertčbre C1 est en anneau, ce qui permet de la faire jouer avec la suivante C2 appelée « Axis », celle qui donne l’Axe et la verticalité. Celle dont le déport peut vous « désaxer » vers le délire, la folie ou le déséquilibre… Celle qui me donne ŕ certains moments des vertiges rotatoires intolérables. Je vois qu’elle est dotée d’une pointe sur laquelle s’emboîte C1. Cet énorme géant Atlas est donc en męme temps femelle, s’encastrant dans Axis qui joue bel et bien le rôle du mâle… Étrange accouplement. Pas de doute, la forme d’Axis est composée d’une sorte de plateau comme toutes les vertčbres, mais elle est la seule ŕ ętre surmontée d’un pivot sur lequel vient s’emboîter C1… C2 ressemble ŕ une toupie ; sur sa pointe s’encastre C1 et son pivot permet de tourner la tęte ŕ gauche et ŕ droite. Je fais le geste moi-męme pour mieux sentir et mon armoire ŕ glace me renvoie l’image d’une femme qui dit « Non ». J’ai tant de fois dit non : ŕ mon milieu, ŕ mon histoire, ŕ la fatalité, ŕ la maladie, ŕ la folie, ŕ la douleur…. Pas étonnant que ce geste tant répété ait suscité l’usure... Ŕ la réflexion, cette distribution des rôles est moins surprenante qu’elle ne semble de prime abord : C1 soutient la tęte, c’est le féminin qui rassure et porte la vie. C2 indique la verticalité comme un membre viril et tourne sur lui-męme en déroulé panoramique qui ouvre sur le spectacle de la société, ŕ la façon d’un pčre qui vous arrache au cordon maternel et vous emmčne dans le monde. Comme Papa qui m’avait fičrement conduite ŕ mon premier bal pour mes 16 ans, trčs intimidée dans la robe longue bleu turquoise que j’avais confectionnée et gantée de blanc, jusqu’ŕ ŕ la maison de l’Ecole Centrale rue Jean-Goujon Paris 8čme, en tant que « fille de camarade, promotion 1941 ». C’est C2 qui embrasse d’un męme regard le grand travelling arričre des fins de westerns permettant de cheminer du rocher tęte de squaw ŕ gauche en fond de décor, avec les cactus au premier plan, puis au centre en haut l’aigle qui vole et au loin sur la route poussiéreuse, le « poor lonesome cow-boy » penché sur son cheval quittant la scčne vers l’avenir, s’enfonçant vers la droite, dans le canyon étroit, dallé des pierres plates du lit du ruisseau asséché.
C1/C2 : Féminin / Masculin on aurait dit un film de Jean Luc Godard monté ŕ l’envers.
J’avais pris dans mes bras « MA » colonne vertébrale semi-rigide ŕ l’ordonnance parfaite et je la berçais toujours comme un bébé. Il était réussi, celui-lŕ, tout s’emboîtait parfaitement. De belles vertčbres soigneusement échelonnées, aux épines intactes. Pas de lombaires soudées comme mes malheureuses sœurs siamoises L1/L2, mais des beaux disques ovales, épais, en parfait état, le contraire de mes disques lombaires écrasés qu’on m’avait ôtés tellement ils étaient minces. Mon compte-rendu opératoire avait précisé que j’avais été « excisée », telle une petite fille du Mali ou d’Egypte.
On dit que toutes les mčres trouvent leur bébé le plus beau du monde. Il fallait que j’accouche de mon nouveau corps et que męme tordu et partiellement redressé, mutilé, outillé, je le trouve le plus beau du monde. Rude tâche demandée ŕ mon cœur de mčre. Celles qui ont un enfant handicapé disent souvent qu’elles l’aiment plus que les autres, parce qu’il réclame davantage d’attentions et de soins. Il fallait que je l’aime, ce corps meurtri mais réparé, plus que l’autre, mon corps d’avant, partiellement parti dans les déchets hospitaliers… Le dos, c’est le passé, en langage psychanalytique : me l’a-t-on assez répété. Il fallait que je tourne le dos ŕ mon ancien dos. Et que je fasse face ŕ mon nouveau dos. Que je l’aime avec sa cicatrice verticale de 50 cm en fine fermeture éclair qui part du cou jusqu’aux fesses… avec son éventration en diagonale de 30 cm pour l’intervention sur les disques lombaires… Et avec son autre éventration plus ancienne de grossesse extra-utérine : encore 30 cm en horizontale. 1m 10 de cicatrices… Je ne manquais pas d’ouvertures. Pas étonnant que je sois si frileuse et que je déteste les courants d’air ! Il fallait que j’aime ce corset, cette armure de chevalier piteux du moyen âge sans cheval et sans oriflamme, qui m’enserrait comme les murs d’un donjon. Je m’identifiais ŕ un tableau de Frida Kalo, avec sa colonne intérieure, ses petits clous fichés dans le corps comme autant de flčches dans son corps de Jean-Baptiste. Pauvre oiseau enfermé dans sa cage de métal, je devais pourtant réapprendre ŕ chanter.
Allongée dans mon lit maintenant, le cou bien calé sur mon oreiller cervical ŕ mémoire de forme (80 euros chez Domisoins, toujours en attente de remboursement de la Maison du Handicap 3 ans plus tard) le sacrum soulagé sous les genoux par un énorme coussin fait d’un matelas mousse savamment enroulé, j’ai repris contre mon sein ce bébé-colonne et je l’ai bercé ŕ nouveau doucement en chantonnant… Ce tendre balancement m’a remis en mémoire une scčne ancienne particuličrement chčre ŕ mon cœur.
C’était dans les années 90, ma sœur avait proposé qu’on suive ensemble une semaine de thérapie animée par un couple : les Filliozat dans le 14čme arrondissement.
Nous nous étions retrouvés ŕ une dizaine autour de ces deux spécialistes d’analyse transactionnelle et de scénarios de vie. C’est lŕ que j’ai entendu parler pour la premičre fois de la méthode Simonton, basée sur la visualisation corporelle pour affronter les douleurs extręmes. C’était l’époque oů j’avais des crises d’angoisses quasi quotidiennes, avec un mal de vivre et des envies suicidaires trčs difficiles ŕ surmonter. Je ne me souviens plus des participants ŕ ce groupe, sauf d’un couple. Lui, en phase finale de cancer, maigre comme un clou, fantôme grisâtre semblant échappé d’un camp de la mort. Elle, attentive, présente ŕ tous les instants, le geste anticipateur, sentant bien que les heures ensemble étaient désormais comptées…
Un moment donné, cet homme avait pleuré en racontant son calvaire, sa peur des séances de chimio, un cauchemar physique et mental qui le détruisait ŕ petit feu et prolongeait son supplice, sans espoir de guérison. Et on s’était branchés tous sur cette séance en empathie totale, et on avait ensemble partagé le poids de cette épreuve pour le rendre plus léger ; On l’avait entouré de notre affection pour continuer le parcours de soins jusqu’au bout coűte que coűte.
Il y avait une grande piscine dans la maison et il fut proposé de faire un travail thérapeutique dans l’eau. C’est alors que j’ai formulé une demande qui me tarabustait depuis plus de 15 ans, ŕ la mort de mon pčre. J’avais été si rarement prise dans ses bras, j’aurais tant aimé redevenir un tout petit bébé et ętre bercée doucement…
Dans l’eau, l’ apesanteur permettait ŕ la femme grande et large que je suis avec mes 1m72 et mes 68 kgs de devenir légčre. Alors j’ai osé formuler une demande incongrue rendue possible par la confiance générée par ce groupe désormais soudé. Et c’est justement vers cet homme-lŕ que je suis allée « faire ma demande » (si je puis dire) : celui qui n’avait que la peau et les os, silhouette émaciée, petit et voűté, courbé en 2, qui ne devait gučre dépasser les 50 kgs… la soixantaine peut-ętre mais ŕ l’apparence d’un vieillard. Et je lui ai demandé qu’il me prenne dans ses bras et me berce comme un enfant… Il n’a pas semblé surpris par ma requęte et comme dans la chanson de Brassens « D’un air trčs doux, il m’a dit Oui… »
Je me suis étendue entre ses bras minces comme des flűtes, je me suis blottie contre sa poitrine creuse aux côtes si saillantes qu’on pouvait les compter, j’ai fermé les yeux pour mieux me concentrer et je me suis repliée en fœtus en suçant mon pouce. Cet homme était si faible que ses gestes étaient vacillants, d’une lente douceur si fragile, ŕ la mesure des forces ténues qui l’abandonnaient…
Je repense souvent ŕ ces minutes de bonheur total que je ne peux me remémorer sans avoir les larmes aux yeux, quinze ans plus tard. Je fournissais ŕ cet homme aux portes de la mort l’occasion d’un dernier cadeau ŕ la vie, avant de partir pour son grand voyage. Il tenait ŕ peine debout et tanguait comme un marin ivre : c’était évident qu’il allait s’envoler au premier coup de vent dans les jours qui suivraient. Je ne me souviens pas de son nom, l’ai-je jamais su ? Mais je pense souvent ŕ lui et je lui fais signe, lui aussi dans son nuage.
Ce soir, dans l’intimité de ma chambre, couchée dans mon lit, j’avais saisi avec la délicatesse extręme que cet homme m’avait apprise, le « cadeau » que je m’étais offert le matin-męme… Les cervicales de mon bébé soigneusement déposées bien ŕ plat sur mon coude gauche, trčs doucement, j’ai bercé ce dos bien échafaudé avec une infinie tendresse, tentant une comptine de circonstance : « Le Do, il a bon dos… », chantée aux enfants par Julie Andrews dans la Mélodie du Bonheur…
Entre lui et moi, le courant passait désormais. Je pensais ŕ mon berceur émacié, ŕ moi dans les années 90, femme de 45 ans, tous deux formant dans la piscine un étrange couple : une grande et large femme portée par un petit homme fręle et couleur de cendre. Mes jambes dépassaient trčs largement du buste de mon porteur et cela devait faire ridicule. Mais personne autour de nous ne songeait ŕ sourire. Il y avait un silence emprunt de solennité et les participants avaient formé une ronde muette autour de nous, comme la procession de la derničre image du film russe Andréi Roublev… Chacun avait compris que ce moment était d’une intensité et d’une gravité exceptionnelles.
Inverser la question : tout est lŕ. Demander ŕ quelqu’un qui croit qu’il n’a plus rien de vous donner ses derničres forces, c’est la plus grande reconnaissance, la plus grande humanité qui soit. Ça réparait tout l’amour oublié que je n’avais pas reçu, tous les bras refusés, tous les gestes perdus… Je suis sűre qu’il est allé bravement ŕ la séance de chimio, peut-ętre la derničre et a regardé la mort en face, calmement. Peut-ętre a-t-il pensé ŕ moi, apaisée dans ses bras et que cela a consolé les derniers instants de sa traversée.
Moi-męme, j’ai retenu le message transmis. Et męme si j’ai crié, pleuré, tempęté, j’ai regardé la souffrance et la douleur en face. A aucun moment, męme les plus noirs de mon tunnel, je n’ai douté de mes ressources et peut-ętre est-ce ŕ cause de la gratuité tranquille du geste ultime de cet homme en partance, dans son dernier rôle de nounou improvisée.