Le jury de la Biennale, supposé couronner L’ARTISTE DE LA DECENNIE, ne s’est (étrangement) pas départagé entre les vidéos décousues de l’insignifiant Seth Price, dont on se demande ce qu’il fait là, et le bunker du duo Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, sans doute une des pièces les plus louées de toute l’exposition. Pendant les deux premiers jours, une clique y jouait délibérément faux un pot-pourri d’airs militaires de tous pays (pendant le reste de la Biennale, les musiciens sont remplacés par une bande son); j’ai cru reconnaître Tiens voilà du boudin, Soldat lève-toi et The Star Spangled Banner. Rien de plus étonnant que ce bunker par la meurtrière duquel soudain sort une coulisse de trombone. Clamor est une pièce intelligemment politique, grandiloquente et cacophonique, qui n’énonce pas d’évidences simplistes, mais dont l’agencement spatial et musical nous met en condition, nous amuse et nous questionne.
Parmi les oeuvres que j’ai trouvées particulièrement intéressantes, il y a les vidéos des deux artistes chinois: Cao Fei montre sous tente une road movie à la Kerouac, Nu River, où elle et trois de ses camarades vont au bout d’un voyage à la fois potache et initiatique; l’air de rien, ils soulèvent bien des questions qui se posent à la Chine d’aujourd’hui, le développement, la pauvreté, la pollution, les minorités ethniques ou religieuses, mais ce n’est pas vraiment un discours politique, simplement des petites touches qui ramènent à la réalité. Son compatriote Jia Zhang-Ke présente un film plus dur, plus dans le monde, plus complexe, et encore plus attachant. La Mexicaine Minerva Cuervas fait de l’entomologie sociale en nous montrant un monde d’insectes, ses régles et ses structures. Le Canadien d’origine amérindienne Brian Jungen présente des totems faits de sacs de sport, au confluent de ses deux univers. Au MOCA, on peut errer dans des pièces vides, des écouteurs aux oreilles, en écoutant Piaf ou Sinatra (grâce à Jérôme Bel), on peut passer vite devant les dioramas kitsch de Houellebecq + Trockel, et on arrive tout au bout dans une salle où voisinent des néons de Dan Flavin, un habitacle triangulaire de Dan Graham et une sculpture triangulée de Larry Bell. Mais, chaque fois que j’y étais, un homme ou une femme s’obstinaient à faire un strip-tease juste à côté (grâce à Tino Seghal).
Enfin mes deux coups de coeur, pour une Indienne et pour un Turc. Ce dernier, Ömer Ali Kazma, montre côte à côte trois vidéos représentant un neurochirurgien, un horloger et une céramiste au travail. Chacun exécute des gestes précis, leurs mains se déplacent avec virtuosité, c’est comme un ballet, un rituel. L’un travaille sur le corps, le second sur le métal, la troisième sur la terre et le feu, tels des alchimistes. On ne comprend pas trop ce qu’ils font, eux savent, on leur fait confiance et on regarde, fasciné. Le crâne de la patiente et l’horloge démantibulée sont tous deux des matériaux, il faut défaire, intervenir, remonter; pinces et appareillages se ressemblent. C’est un travail sur le process, sur la transformation. Kazma a réalisé d’autres films similaires sur d’autres métiers, sur des sportifs aussi : leurs rituels, leurs codes, leur organisation, leur maîtrise. J’aurais aimé voir une salle entière tapissée de ses vidéos. Le commissaire est Hou Hanru; le catalogue ne dit pas un mot de son travail.
Quant à Shilpa Gupta, elle nous fait entrer dans un théâtre d’ombres magiques où des vagues se lèvent sous nos pieds, des maisons de Lego tombent du ciel, une ombre de jeune fille nous invite à danser (surtout ne refusez pas), et, en ouvrant d’une pichenette les fenêtres qui apparaissent ici ou là sur l’écran, nous déclenchons sirènes et carillons. A la fin, des oiseaux s’envolent et traversent nos ombres. Shilpa nous a transformés en enfants chahuteurs pendant quelques instants et soudain nous rend mélancoliques. C’est l’installation la plus magique, la plus envoûtante de toute la Biennale, celle aussi dans laquelle on est forcé de s’engager, de participer. Elle sera, je crois, bientôt visible au MAC/VAL, où Shilpa Gupta est la première artiste en résidence.
Et vous, vos gagnants ? Vos perdants ? Jusqu’au 6 Janvier.
Photos 1, 3 et 4 provenances sites Internet, copyright les artistes. Photo 2 courtoisie du service de presse de la Biennale:
Artiste: Brian Jungen Titre: Installation view, Catriona Jeffries, Vancouver Courtesy: Catriona Jeffries Gallery, Vancouver Copyright: Scott Massey