Aux environs de Venise, cette belle cité qu'on a si justement appelée la reine de l'Adriatique, vivait, il y a plusieurs siècles, un écolier modèle, qui se nommait Arlequin.
Il était l'orgueil de ses parents et donnait l'exemple à ses camarades par sa bonne tenue et son excellente conduite. Il avait toujours les meilleurs places dans toutes les compositions, et les premiers prix dans les concours. Personne ne songeait à en être jaloux, parce que le brillant élève demeurait modeste au milieu de ses succès, autant qu'il se montrait obligeant pour chacun.
L'usage alors était de donner un vêtement neuf à tous les enfants, à l'occasion du Carnaval, cette fête joyeuse par excellence, qui est, à Venise, particulièrement brillante.
Les écoliers attendaient ce jour avec impatience pour réaliser les petits rêves de vanité qu'ils avaient pu caresser pendant toute une année. On était fier de parler à l'avance de ce costume nouveau, et d'en discuter la forme et la couleur avec ses camarades.
Seul, quand ses camarades s'entretenaient de tous ces heureux projets, Arlequin gardait le silence.
A la fin, un de ses amis, étonné de ce mutisme, lui demanda :
"Et toi, Arlequin, tu ne nous dis pas quelle sera la couleur de ton habit !
- Moi, répondit l'enfant simplement, je n'en aurai pas cette année ; nous ne sommes pas assez riches, et mes parents trouvent que cela coûterait trop cher.
- Ah ! pauvre Arlequin !" s'écria l'écolier.
Aussitôt, il lui vint une généreuse idée qu'il s'empressa de communiquer à tous ses petits compagnons, à l'insu d'Arlequin.
"Ne trouvez-vous pas, dit-il, que ce serait triste pour nous si, dans cette belle fête du Carnaval, nous voyions notre meilleur camarade se tenir à l'écart et ne pas prendre part à nos jeux, sous le prétexte qu'il n'a pas d'habit ?"
Tous furent de son avis.
"Eh bien ! continua le jeune garçon, je propose que chacun prenne un morceau au costume qu'on doit lui faire, pour l'apporter à Arlequin. Il aura ainsi ce qu'il faut pour qu'on lui en confectionne un.
- Oui ! Oui !" s'écrièrent tous les petits Vénitiens. Le projet était accepté.
Le lendemain, tous les écoliers arrivaient, rayonnants de bonheur, présenter leur offrande à Arlequin.
Or on sait que dans les pays du chaud soleil, on aime non seulement les étoffes légères, mais aussi les couleurs voyantes. Le peuple de Venise ne faisait pas exception à cette règle ; mais les écoliers, agissant dans tout l'élan de leur coeur, n'avaient pas songé à cette diversité de nuances. Qu'on juge de leur confusion en voyant combien tous ces morceaux dissemblables rendaient leur cadeau bizarre.
Arlequin touché jusqu'aux larmes du sentiments qui les avait guidés, et devinant leur embarras s'écria :
"Rassurez-vous, mes bons camarades, aucun présent n'aurai pu me faire un plus vif plaisir. Vous vous chagrinez du nombre des pièces qui formeront mon costume, et je trouve, moi, que plus il en contiendra, plus il devra m'être précieux, puisque chacune d'elles me représentera un ami."
En effet, le jour du mardi gras, Arlequin endossa avec un bonheur sans pareil ce vêtement bariolé, qui fut compété par un chapeau de feutre gris, orné d'une queue de lapin.
Alors, armé d'un sabre de bois, et le visage couvert d'un masque noir, il parcourut les rues de la ville, en sautant et en dansant, laissant déborder sa joie par toutes sortes de gentillesses et d'aimables saillies, dont il gratifiait tous ceux qu'il rencontrait.
Aucun déguisement ne recouvrit jamais un coeur plus joyeux que celui-là.
En est-il beaucoup, parmi les imitateurs d'Arlequin, qui savent au moins quel trait d'amitié touchante à perpétué la bigarrure de son costume ?
Marie de GRAND MAISON