Vachard hier, enthousiaste aujourd’hui. Suite de la visite de la Biennale de Venise (jusqu’au 22 novembre). D’abord, un pavillon supranational, celui de la défunte Tchécoslovaquie avec cette année un artiste slovaque et un commissaire tchèque. Un pavillon, où ça ? Circulez, il n’y a rien à voir : on passe au travers du pavillon, ouvert à tout vent, et on ne voit rien. Ou plutôt on voit la même chose que ce qu’on a vu dehors, les jardins des Giardini, des arbustes, un chemin. Roman Ondák, qui a récemment participé à l’exposition Vides à Pompidou, a de nouveau ici su questionner avec humour et pertinence l’idée même d’exposition. Reprenant à l’intérieur ce qui était à l’extérieur, il déroute, il fait d’abord sourire, puis s’interroger sur ce mécanisme grandiloquent d’expositions nationales. Ce que Steve McQueen tente lourdement de faire au pavillon britannique, questionner le rapport entre art et réalité, démonter l’interrupteur qui, à un certain moment, transforme ces jardins en un lieu d’art, Ondak le réalise avec élégance et finesse ici (Loop, fort bien nommé). C’est une des deux ou trois choses qui m’ont le plus marqué ici.
Bruce Nauman a obtenu le Lion d’or de la Biennale et ça ne surprendra personne. Mais c’est une drôle d’idée pour les États-Unis d’avoir présenté un artiste aussi indubitable, aussi confirmé, d’avoir fait preuve d’aussi peu d’audace. C’est donc un beau pavillon, avec des pièces assez anciennes, présentées de manière très muséale. À l’extérieur, péchés capitaux et vertus cardinales, à l’intérieur, entre autres, une piscine noire avec des têtes fontaines. Respect, mais pas d’émotion. Le seul pincement de coeur vient de ce que sa fameuse spirale The true artist helps the world by revealing mystic truths est accrochée à l’envers, illisible de
l’intérieur du pavillon: il faut se frayer un chemin parmi les buissons à l’arrière de la bâtisse pour en lire le texte, sortir pour mieux voir (à droite). De même, il faut sortir des Giardini et aller sur les campus universitaires de Venise pour découvrir des pièces récentes et stimulantes de Nauman : les séries Days (à IUAV Tolentini) ou Giorni (à Ca’Foscari) comprennent chacune quatorze haut-parleurs dissimulés dans des écrans blancs suspendus en deux rangées parallèles, qui égrènent en anglais ou en italien, avec des accents et des tonalités diverses, les noms des jours de la semaine dans un ordre parfois régulier et parfois erratique, voire chaotique; c’est une superbe métaphore du temps. Le couloir du cloître éclairé de néons à Tolentini date certes de 1972, mais il est superbe (Pink and Yellow Light Corridor (Variable Lights)); et à Ca’ Foscari, deux jeunes étudiantes de l’université dansent sur une double vidéo, au sol et au mur, se tordant au sol en se tenant par les mains, sur un cadran carré dont l’image elle-même tourne, comme une spirale temporelle sans fin (Untitled, 1970-2009).Ensuite, rien de surprenant si vous avez lu précédemment ce que j’écrivais sur lui, j’ai bien aimé Le Grand Soir de Claude Lévêque. Dans l’espace clos du pavillon français, nous sommes parqués, enfermés derrière des grilles, dans des cellules prêtes à nous
accueillir, comme dans un camp, à un checkpoint: régime d’oppression, de terreur, de surveillance (on cherche machinalement les caméras de vidéosurveillance). Et le bruit du vent s’amplifie, grandit : au fond, à peine visibles, les drapeaux noirs fasseyent. Serait-ce un message d’espoir, après tout ? Ce grand soir nous sauvera-t-il, ou annonce-t-il une fin tragique ? L’opposition entre clair et obscur, entre rugueux et lisse, l’économie de moyens et la magie de la transformation de l’espace sont bien au rendez-vous, mais, pour être franc, c’est une pièce moins puissante, moins évocatrice que mes installations préférées de Lévêque : un peu trop dépouillée, un peu trop parcimonieuse, trop sèche je trouve (Catalogue en vente chez Dessin Original pour 46.55 euros). Enfin (pour aujourd’hui), l’exposition de Péter Forgács au pavillon hongrois ne semble d’abord pas payer de mine : des vidéos de morphing de Rembrandt animées d’imperceptibles mouvements, bof ! Et puis on avance vers des murs de portraits, vers une tête pour phrénologue et on réalise l’ampleur historique de son projet (Col tempo - il progetto W.) qui se penche sur la manière dont les nazis hier (et d’autres oppresseurs aujourd’hui) analysent les caractéristiques des visages et des crânes humains pour catégoriser, classer, discriminer. Avec une variété de représentations (photos, vidéos, dessins, installations), c’est une décomposition de l’anthropométrie, de la réduction de l’homme à ses caractéristiques physiques, de l’ethnocentrisme communautariste et de l’épuration qui l’accompagne. Yeux de verre et mèches de cheveux (ci-dessus et ci-contre) sont là pour étalonner, cataloguer, inclure ou exclure : êtes-vous aryen ? juif ? palestinien ? tsigane ? On saura tout de vous. Le Docteur W est l’anthropologue viennois qui en 1939, classa ainsi la population juive de la ville. Gershon Evan fut l’un d’eux; 70 ans plus tard, il contemple l’empreinte faciale qu’on fit alors de lui, jeune homme. En sortant de l’exposition, on se heurte à un miroir un peu déformant et on regarde son propre visage avec inquiétude. C’est assez terrifiant.La suite demain, avec Pologne, Pays-Bas, Chili, Mexique et Arabie Séoudite.
Claude Lévêque, Bruce Nauman et Peter Fergacs étant représentés par l’ADAGP, les photos de leur travail seront ôtées du blog à la fin de la Biennale. Photos de l’auteur, sauf la première évidemment et excepté Pink and Yellow Light de Bruce Nauman (courtoisie du pavillon américain).