L'Amérique au panthéon rock, part 34

Publié le 15 juin 2009 par Bertrand Gillet


Quand Harry Nilsson offrait au monde ébahi ses deux premiers albums, Pandemonium shadow show en 1967 et Aerial Ballet en 1968, le rock le plus américain épousait alors les canons éthérés de la pop anglaise, démarche ô combien créative qui trouva grâce à l’époque aux yeux de Lennon qui révérait Harry Nilsson. Mariage de la carpe (du bayou) et du lapin (de Lewis Carroll) ? Oh que non ! 1970, Jay Lewis alias Donnellan, ancien Love (qui incarna également cette subtile alchimie pop/rock), forme Morning avec le guitariste Barry Brown et le pianiste Jim Hobson et signe chez Vault, label san franciscain. Ils sortent dans la foulée leur première production éponyme, et malgré une pochette hideuse façon « confions le graphisme de notre disque à un enfant de 10 ans », le résultat est une éblouissante surprise. 12 titres s’y enchaînent magistralement en arpèges limpides et chœurs magiques, il y a des moments incroyables de finesse comme dans Tell Me A Story qui arracherait des frissons à une féministe frigide ou Easy Keeper tout en douceur suave, basse McCartney en diable, As it Was et Time à la slide rêveuse. On trouve aussi deux pièces maîtresses, Sleepy Eyes au psychédélisme nimbé et And I’m Gone aux incursions jazzy. Bref, c’est un premier pas digne d’éloges. Mais le meilleur reste à venir. Deux longues années après, nos savants compères remettent l’ouvrage sur le métier et publient ce qui reste comme leur chef-d’œuvre ultime, Struck Like Silver. Mais pour en faire la promotion, adoptons les codes de la publicité comparative. La pochette d’abord, elle s’ouvre sur une sublime photo de trois lingots d’or sur lesquels est gravé le nom du groupe. La typographie, sans empattement, pose sobrement sur fond d’azur bleu. Moins de chansons, elles sont au nombre de dix, mais quelles chansons ! Deux reprises, For Free de Joni Mitchell et Never Been To Spain de Hoyt Axton. Un format plus ramassé donc qui permet aux morceaux de s’étirer dans une inspiration songeuse, presque suspendue et qui fait la part belle aux mélodies et aux voix, les deux atouts de Morning. I Ain’t Gonna Leave donne le ton, la beauté qui irradie alors porte Morning aux plus hautes marches du folk rock américain, loin devant America. Poursuivons. In A Better Frame Of Mind à la production impeccable pourrait largement être un single oublié des Beatles, ses arrangements sont d’une telle délicatesse qu’elle toucherait le cœur de n’importe quel rockeur, car enfin, pourquoi faudrait-il ne célébrer que la débauche d’électricité, je ne dis pas cela pour des raisons écologiques, je pensais plutôt à un certain ostracisme que l’on nous prête trop facilement. Troisième titre enchanteur, Only To Say Goodbye est littéralement transcendé par la voix grave et juste de Jay Lewis, les entrelacs de guitares enrobent l’espace et confèrent à la chanson une dimension mystique palpable mais qui semble aussitôt nous échapper. For Free relève du menuet folk, avec ses percussions enregistrées en avant en un rythme séculaire, massif. Struck Like Silver renoue avec une inspiration plus classique dans un registre country western mais qui s’arrache à l’apesanteur en un solo majestueux. Deuxième face, Understand My Ways ose et étrenne des synthétiseurs dressant un pont entre tradition et modernité. Quant à Comin’ Love, c’est une pause enjouée avec son violon éclair qui là encore montre que Morning n’a pas oublié ses racines fondamentalement américaines. Deuxième pause, l’instrumental Jay’s Movie Song à l’harmonica touchant, on se croirait en compagnie de Jeremiah Johnson à scruter l’immensité blanche couchée sur les montagnes Appalaches. La fin est proche et pourtant… l’album nous réserve le meilleur. And Now I Lay Me Down. Le choc. LA chanson du disque, le moment le plus intense, magique. Cela commence par des arpèges de guitare classique comme si nous écoutions les fééries acoustiques de Heitor Villa-Lobos, puis voix entremêlées, piano égrené et batterie magistrale lancent le deuxième mouvement, la dramaturgie des paroles s’y fait plus présente, portée par un gracile « Now i can rest my bones ». Une délicate ligne de synthétiseur vient caresser l’ensemble puis Hobson et Lewis tissent leurs soli, au piano puis à la guitare électrique. Troisième mouvement, pont mirifique et retour au thème, ponctué par la batterie. Jamais voix, piano et guitare n’avaient été aussi justement agencés. Never Been To Spain vient clore le chapitre Morning sur des notes plus solaires, rappel radieux du premier opus. Malgré les qualités évidentes du disque, et c’est un euphémisme, la formation parfaite ne rencontrera jamais le succès si ce n’est auprès des nerds, trente sept ans plus tard. Il fallait donc réparer cette injustice et promulguer Struck Like Silver au panthéon du rock américain. Une revendication exaucée qui devrait faire réfléchir toutes les moustaches en velours côtelés et les madones autoproclamées qui parlent de fraternité. Le rock en est le plus fier dépositaire.
La semaine prochaine : Alice Cooper, School's Out