L'internat selon Pierre-Marie

Par Theclelescinqt

Vous savez tous dans quel affreux dilemme je vis. D'un côté il y a la mère de famille exemplaire qui reste correcte, qui s'occupe de ses mouflets et presque que d'eux depuis dix ans sans se plaindre en se répétant qu'il y aura des jours meilleurs, genre quinze jours à se dorer un corps de rêve la pilule en toute impunité sur une plage de sable blanc avec l'homme de sa vie, avant d'aller mettre les pieds sous la table sans même toucher à un quelconque lave-vaisselle. De l'autre il y a l'insupportable râleuse qui adore ses mômes mais n'en peut plus parfois de les voir. De l'air !!!!

Quelle mère de famille ose dire que parfois, bon sang, y'en a marre, et qu'elle filerait bien un billet de 50 euros à ses quatres gniards de moins de dix ans pour qu'ils aillent boire un coup au café d'en face ?

Moi.

Mais comme j'ai été élevée dans la religion catholique le pinard ça tue les neurones surtout chez les moins de dix ans, eh bien mes enfants continuent à recevoir une éducation exemplaire en direct de leur mère courage, une vraie séquestrée de Poitiers, qui compte les jours qui la séparent de l'école pour tous ses rejetons. Oui, parce que faire garder ses mômes n'est pas une sinécure, j'en ai assez parlé et en reparlerai sûrement encore.

Mais en attendant, place à mon petit débat du jour : pour ou contre L'INTERNAT ?

L'internat, la solution pour Thècle Lescinqt une saine éducation ? Je ne parle pas de l'internat trop jeune, mais, disons, à partir du collège, la quatrième par exemple. Moi j'ai aimé mon internat, où j'ai demandé moi-même à aller à partir de la première parce que je ne supportais plus les temps de transport et de voir ma mère tous les soirs, ce qui semblait réciproque. C'était un internat assez cool, où on vous fichait la paix si vous ne demandiez rien à personne et où personne ne mettait le nez dans vos affaires. C'est là que j'ai commencé à étudier pour de vrai, parce qu'avant, pour être honnête... Mais j'avais déjà seize ans.

Quand je vois la précocité des jeunes et les difficultés de la vie commune adultes/adolescents, je suis encline à me dire qu'il y a un âge où il serait peut-être plus sain de vivre, au moins la semaine, séparément. Il y a un moment où les adultes ont leur vie à reprendre, voire à continuer, et où les ados devraient étudier, faire du sport et discuter "au large" au lieu de se prendre la tête dans leur chambre car tout le reste de l'espace est under contrôle. Attendre quatorze ans pour prendre l'air d'une manière encadrée me semble bien suffisant.

Mais c'est sans compter sur les différents témoignages que l'on entend çà et là. L'écrivain Michel Houellebecq décrit dans Les particules élémentaires  une ambiance perverse et limite inhumaine de ces groupes de jeunes quasiment laissés à eux-mêmes, à l'instar du plus ancien Sa majesté des mouches de William Golding ou bien du film Les choristes. Effectivement, se délester de ses mômes pour le bien de tous durant un moment c'est bien, mais ce n'est pas pour en faire des marqués à vie non plus ! 

Alors je serais curieuse d'avoir des témoignages de toutes parts pour que nous nous fassions une idée : bonne idée, mauvaise idée, ça dépend ? Parfois, il n'y a pas le choix non plus, quand le lieu d'enseignement est trop loin du domicile familial par exemple.

Aujourd'hui c'est l'écrivain Pierre-Marie Bourdaud qui s'y colle, à ma demande harcelante. Prof de français à la retraite, papa, et même grand-père, il a aussi eu le désagrément de "faire" trois ans d'internat dans sa jeunesse, désagrément si fort qu'il a dû en faire un livre, à ce qu'il semble. Il m'a paru tout indiqué pour être pressé de mes questions indiscrètes, et y a répondu en toute simplicité :

Pierre-Marie, vous avez publié un livre dans lequel vous racontez votre expérience d'enfant éduqué à l'internat. Comment, quand et pourquoi l'avez-vous écrit?

J'ai écrit "Mes Bien Chers Frères" (Ed L'Harmattan; illust. Yann Lefeuvre) en 1996 pour me soulager et remettre les compteurs à zéro avec les gens de la communauté religieuse où j'avais souffert pendant trois ans (et je vous passe les séquelles) ; pour toucher les gens ayant vécu une telle vie ; et pour tout simplement plaire au lecteur lambda.

Il se trouve que je suis allée moi-même à l'internat, que j'en garde un bon souvenir, et que je compte parfois y envoyer mes propres enfants, à partir du collège par exemple. Quelque chose me dit que vous n'allez pas trouver que c'est une bonne idée....

En résumé, pour vous, l'internat c'était quoi?

Un lieu d'éducation certes, mais aussi d'oppression et de contrôle des esprits. Pas de vraie solidarité entre enfants, au contraire. Je précise que cela vise le premier internat, celui du livre. Pendant trois ans, je n'ai eu aucun ami. J'ai poursuivi mes études dans un autre, plus ouvert, mais l'adaptation fut très dure et longue (bizutage, etc) : mes co-pensionnaires me firent comprendre, certains brutalement, que je tombais d'une autre planète.

Pourquoi y êtes-vous allé ?

Parce qu'on m'avait convaincu que "j'avais la vocation" pour devenir Frère enseignant, comme deux de mes oncles. Il faut dire que dans ma famille, les curés, religieux et bonnes soeurs avaient le pas sur tous les autres.

Vie quotidienne?

Trop long ! Une seule solution : lire le livre !

Comment en êtes-vous parti?

Chassé. Non, évincé, escamoté, et cela non que je fusse rebelle (hélas) mais uniquement parce que je ne tenais pas en place. Et d'ailleurs, je ne tiens toujours pas en place : à l'élève qui un jour me demandait pourquoi j'étais devenu prof j'avais répondu "Pour avoir le droit de me déplacer dans la classe sans permission !). Voici le récit de ce départ :

"Il fait chaud et bleu. Seul dans l'allée large, rectiligne et cailloutée de blanc qui relie le Juvénat à la Nationale, je marche. Les cèdres argentés me font une haie silencieuse et figée. Ma valise dérègle mon pas mais je continue : je dois, faute de car, rejoindre le camion de la Poste. C'est mon départ, définitif, de chez ces Frères qui ont volé trois années à ma vie, les dernières de mon enfance : mon âge d'or fut de cendre. Je marche.

Départ quasi clandestin. En pleine exhibition de petits planeurs en balsa, cadeau de fin d'année aux juvénistes, à l'orée du bois d'où mon regard suivait admiratif les fragiles cabrioles de ces oiseaux humains, le Frère Directeur m'a tou­ché l'épaule votre bagage est prêt vous partez. Pas d'adieu à quiconque, pas l'aumône d'une voiture qui m'eût épargné ces centaines de mètres dans la poussière tiède ; rien, rien que la route, celle de l'exil, celle qui me chasse assommé du saint des saints, de ce lieu réservé aux élus, celle qui me voue aux menaces de l'extérieur, me renvoie chez les inférieurs avec pour seul viatique une vague promesse de retour le jour où j'irai mieux, où j'accepterai sans bouger leur discipline. Je marche.

Mais discipliné, bon sang, mes bien Chers Frères, ai-je été autre chose en trois ans ? Si mon corps d'enfant branché sur pile électrique a trop gigoté à votre gré, jamais mon âme n'a protesté, et il me faudra toutes ces années secrètement ron­gées par l'ulcère qui maintenant implose pour mesurer l'éten­due du mal que vous venez de me faire !

... J'avance. J'avance, parce que je ne sais rien faire d'autre que ce qu'on m'ordonne. J'avance, et j'ignore que mon vrai salut m'attend au bout d'années d'inquiétude, de rage, d'apaisement, de doute, et qu'il m'attend toujours. J'avance et brusquement, surmené par ma croissance, ma valise trop lourde, mais aussi par trois ans de silences, de remords, de honte, de colères avortées, d’étonnement sans réponses, mon nu-pied droit casse.

Je repars dans la vie en boitant."

Ce qui s'y est passé était-il selon vous le reflet d'une époque (les années 50 étaient quand même plus dures en terme d'idéologie de l'éducation que maintenant) ou bien voudriez-vous donner l'idée, comme certains, que les internats de jeunes garçons ne sont qu'un réservoir de brutalités potentielles et de rebut de toute humanité ?

Quand j'ai écrit mon livre, je croyais tourner une page d'histoire. Hélas, ce genre d'internat revient en force dans les milieux cathos intégistes. Il y a moins d'un mois, France Inter est allé enquêter dans ce genre de cercueil. Ils n'ont pas eu le droit d'interroger les enfants. La journaliste ayant demandé si les élèves avaient le droit d'écouter la radio il fut répondu que non, ils risquaient d'entendre des "paroles lascives" : brutalement, j'étais rejeté cinquante ans en arrière...

La formulation de Houellebecq est abrupte, excessive. Mais je dirais que, si l'équipe éducative n'est pas aussi compétente que vigilante et surtout respectueuse des enfants, c'est un vrai risque.

Certains de vos camarades ont-ils gardé de bons souvenirs?

Oui. Affaire de tempérament, je pense. Mais pour d'autres, ce fut pire. J'en entends encore un, au téléphone, me dire en pleurant qu'il avait presque menacé de se suicider pour que se parents acceptent qu'il n'y retourne pas...

Que pensez-vous des internats actuels? En connaissez-vous?

En connaître directement, non. Je ferai une distinction entre deux types d'établissements : ceux qui accueillent des lycéens parce que ce sont des établissements éloignés de leurs domiciles (s'ils sont bien gérés, ça va) et ceux qui accueillent des collégiens* voire des écoliers pour des raisons de dysfonctionnement familial, social, scolaire (raisons souvent associées). Ce sont des enfants blessés, donc qui blessent. S'il n'y a pas une véritable équipe éducative, plus compétente que la moyenne, aïe.

Donc, avant de jeter la chair de vos chairs dans ce genre de chaudron, assurez-vous que la tambouille est parfaite, vérifiez tout de la cave au grenier, soyez le plus sûr possible que vous la confiez à des gens dignes de confiance. On n'est pas en Irlande catho du Nord, mais enfin...

Que pensez-vous de la mutation éducative du siècle dernier, que vous n'avez pas pu manquer de constater, en particulier parce que vous étiez déjà un jeune adulte en 68, et que d'autre part vous avez eu une carrière d'enseignant?

Attendez, c'est un nouveau livre que vous me demandez d'écrire ! J'ajoute que je suis trop pessimiste pour me sentir le droit de vous coller ce pessimisme sur les endosses, vous qui êtes encore au début de ce parcours. Bon, si vous insistez, je vous ferai ça... un autre jour !

Un message à faire passer?

Ne vous découragez pas, de toutes façons vous n'avez pas le choix !

Des conseils aux jeunes parents débordés que nous sommes tous ? (si, si, ne faites pas les malins, les autres...!)

Certainement pas ! Il n'y a rien de pire que les vieux-qui-donnent-des-conseils ! Bon, un quand même : faites-vous confiance !

Bon, ben d'accord, et merci Pierre-Marie! Je reprends ma confiance en moi et tout à zéro. Alors, finalement, qu'estcequechfais? Je sens que la mère courage va mettre son mouchoir sur sa vie privée pendant encore quelques petites dizaines d'année, dans ces conditions !  Il n'y a plus qu'à attendre les centaines dizaines quelques témoignages que, chers lectrices et lecteurs, vous n'allez pas manquer de m'envoyer...!