La question de savoir ce qu’est l’opinion publique et même de savoir si elle existe a donné lieu à de nombreuses hypothèses et discussions.
C’est en lisant l’ouvrage de Roger Chartier Les origines culturelles de la révolution française que j’ai eu l’occasion de trouver la meilleure analyse et la plus crédible de l’opinion publique. Sans doute parce qu’il s’agit d’un livre d’histoire qui fait fi de tous le vaseux verbiage sociologique.
En revenant au XVIIIe siècle, nous verrons que l’opinion publique est loin d’être celle du peuple ou celle de la majorité, que ce « public » est avant tout un public autorisé et que ce qui était vrai il y a deux siècles est toujours valable aujourd’hui
C’est en effet durant le « Siècle des Lumières » qu’apparaissent les premières définitions de ce qu’est l’opinion publique.
Pour Kant, qui s’interroge en 1784 sur les meilleurs usages de la raison et sur les « conditions nécessaires aux progrès des Lumières » il est nécessaire comme le dit Chartier de constituer « une communauté où pourront se fortifier les usages de chacun, où pourront être partagées les hardiesses des plus précoces ». Ce projet donne à Kant l’occasion de distinguer les concepts de public et de privé. Pour le philosophe allemand, l’ « usage privé » de la raison est lié à l’exercice d’une charge, d’un office, tels que celui du prêtre devant ses fidèles ou de l’enseignant devant ses élèves. Alors que pour nous l’Eglise ou l’école sont par définitions des lieux où s’exprime la dimension publique de la raison ce n’est pas le cas de Kant car pour lui l’usage de la raison se fait ici dans un cadre institutionnel alors que l’usage public de la raison ne peut se faire qu’en dehors de tout lien de domination et de hiérarchie. Le public, pour Kant, est une « société civile universelle » qui n’est pas inscrite territorialement et qui n’a pas de limite dans sa composition et c’est uniquement dans cette société civile que peut se faire un usage public de la raison.
Cette « société civile universelle » n’est bien sur pas composée de n’importe qui. C’est celle des savants ou en tout cas de ceux qui lisent. « J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit », précise le philosophe. Ce public constitué par « ceux qui ont les mêmes droits, qui pensent par eux-mêmes, parlent leur nom propre, et qui communiquent par l’écrit avec leurs semblables » ne saurait en outre limiter l’exercice de sa raison critique à un domaine particulier mais au contraire étendre ses opinions aux arts, aux sciences et à la religion.
A ce stade, on se rend compte déjà que ce public habilité à exercer sa raison et à donner son opinion est limité et que s’instaure une nette distance entre l’ «opinion publique » et le « peuple ». Comme le précise Chartier, « dans les dernières décennies de l’Ancien Régime l’opinion publique est précisément définie comme le contraire même de l’opinion du plus grand nombre ».
Les philosophes de Lumières vont même ériger cette opinion publique en autorité souveraine devant laquelle même les souverains devront s’incliner car elle est considérée comme « nécessairement stable » et « fondée en raison » à l’inverse d’une opinion populaire vue comme instable, versatile ou passionnée. L’opinion publique, c’est au XVIIIe siècle et à l’approche de la Révolution, l’opinion des « hommes de lettres » dont la compétence et l’autorité ne connaitrait pas de bornes ne dépendant pas de l’autorité du prince. Mieux, l’opinion publique se voit comme un tribunal suprême. Ecoutons Malesherbes s’adresser à l’Académie française en 1775 : « Il s’est élevé un tribunal indépendant de toutes les puissances et que toutes les puissances respectent, qui apprécie tous les talents, qui prononce sur tous les gens de mérite. Et dans un siècle éclairé, dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation entière par le voie de l’impression, ceux qui ont le talent d’instruire les hommes et le don de les émouvoir, les gens de lettres en un mot sont au milieu du public dispersé ce qu’étaient les orateurs de Rome d’Athènes au milieu du public assemblé ».
Deux siècles nous séparent maintenant des « Lumières » mais nous pouvons considérer que, malgré l’évolution des techniques de communication et l’élargissement de la « communauté de ceux qui lisent et de ceux qui écrivent », la définition de l’opinion publique développée ci-dessus tient toujours.
L’opinion publique donc bel et bien, elle n’est pas l’opinion du peuple, elle n’est même pas l’opinion de tous ceux qui écrivent et qui sont lus mais, on le voit dès le 18ème siècle elle est celle de ceux qui occupent une position dominante dans l’espace intellectuel, culturel et médiatique. Et pour pouvoir accéder à une telle position l’exigence sera, toutes choses égales par ailleurs, d’avoir une opinion conforme à l’opinion publique. L’opinion publique, tant au niveau de ses idées que des individus qui la composent fonctionne ainsi en circuit fermé. Aujourd’hui, le tri de ce qui sera considéré comme pouvant être intégré dans l’opinion publique, tant au niveau des idées que des personnes, est une des tâches du clergé médiatique.
Cette opinion publique n’est certes pas d’une rigidité absolue dans ses idées ou son idéologie, elle peut varier selon le contexte et être influencée mais, pour l’essentiel, en tant qu’invention de la modernité, l’opinion publique défend et porte les idées « modernes », c'est-à-dire pour l’essentiel des croyances et des superstitions telles que le « progrès », l’ «humanité », les « droits de l’homme », « l’égalité », etc.
Finalement, l’opinion publique est celle de ceux qui croient savoir mais qui ne savent pas qu’ils croient.