Ce roman policier victorien se passe à Londres. Il débute par une poursuite haletante au premier chapitre et se clôt brutalement, en dénouement inattendu. Entre ces deux catharsis, écrites d’une main chirurgicale, se tend une histoire d’époque, celle entre les bas-fonds de la misère et des désirs des riches.
L’inspecteur chef de la brigade fluviale Monk a pris la succession de son ancien patron Durban après sa mort. Il poursuit ses enquêtes, et fait sienne son obsession d’arrêter Jéricho Phillips, tenancier d’un bordel d’enfants sur le fleuve. Mais Phillips est redoutable et habile. Son arrestation est mouvementée et son procès un échec. Le meilleur avocat de la ville se voit par obligation défendre l’indéfendable – et il gagne ! C’en est trop pour Monk et pour sa femme Hester, ridiculisés après avoir été cités comme témoins. Ils se sont laissé aveugler par l’émotion, ayant eux-mêmes recueilli un enfant des rues dans l’épisode précédent. La défense en a profité pour susciter le doute sur la logique de l’affaire et la précision des preuves.
C’est qu’en pays libéral on ne badine pas avec la justice ! L’ordre moral victorien est peut-être puissant, imposant la bienséance et les préjugés de la bonne société – il n’empêche que les règles de droit sont plus fortes, nous donnant ainsi une belle leçon de démocratie. Qu’est en effet une démocratie sans justice, et une justice sans respect du droit ? Voilà donc le prix du livre, il va bien au-delà de l’intrigue policière. Ecrit en 2008 en Angleterre, ce roman résonne étrangement dans l’actualité française. Le retour à l’ordre moral est-il donc dans l’air du temps ? « Il arrive que des erreurs soient commises, des mensonges racontés, des preuves falsifiées ou détournées. La haine et les préjugés, tout comme la peur, les faveurs ou les intérêts personnels peuvent déterminer un témoignage. Chaque dossier doit être mis à l’épreuve. S’il ne résiste pas à la pression, il est imprudent de condamner et impardonnable de punir » p.196. La phrase s’applique textuellement à Bayrou accusant Cohn-Bendit de pédophilie, dans un récent débat télévisé, pour une seule phrase publiée il y a 34 ans…
Bayrou préfère les préjugés à l’analyse, ses dogmes tout prêts à l’examen des faits et aux explications détaillées de l’accusé. Bayrou, catholique « conservateur et anti-libéral » (selon Jean-Louis Bourlanges qui l’a longtemps fréquenté), se pose en défenseur de l’ordre moral : travail, famille, patrie modèle et protectionniste – le reflet contemporain de l’époque victorienne. Ce faisant, il manipule son adversaire, tente de le réduire au silence par le chantage moraliste. Tout comme l’escroc Phillips tient les hommes de la bonne société qui s’excitent au spectacle de coïts mis en scène entre garçonnets, avant de profiter eux-mêmes des jeunes pensionnaires effrayés. La chose même est répugnante car un enfant ne connaît pas la sexualité adulte ; un enfant n’est pas un objet mais une personne vulnérable qui doit être protégée par tout adulte normal. Encore faut-il ne pas user de l’argument d’autorité mais soigneusement prouver les faits criminels, selon les règles de la justice. Qui se conduit autrement ne vaut pas mieux que les accusés, bien que drapé dans sa vertu. L’émotion seule ne conduit pas à la justice, mais au lynchage. « Mais peut-être les grands péchés commencent-ils simplement par de la faiblesse et une tendance à faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres ? » p.368.
Entre l’arrestation et le finale – en apothéose – la quête des preuves sera la pénitence de la police pour avoir fait preuve de négligence, la rémission de l’avocat abusé par ses relations mondaines et familiales, la démonstration que l’énergie des femmes vaut bien celle des hommes dans une société tout entière machiste. Le lecteur se délecte de la description des milieux victoriens, du Londres traversé par le fleuve qui sans cesse bouge, du lent travail de relations et de déduction des inspecteurs ; des sentiments exacerbés par l’exploitation des enfants, la bonne foi des uns et la mauvaise foi des autres, le souci d’aider son prochain et de servir la justice ; de la leçon de morale démocratique que l’on retire du déroulement du procès. Cet ensemble fait de ce roman un grand cru Anne Perry !
Anne Perry, Mémoire coupable (Execution Dock), 2008, 10/18, mai 2009, 440 pages, 8.17€