Chaque fois qu'il y a un haro général dans les médias sur Bayrou, et cela se produit après chaque élection, j'ai remarqué, je ne puis m'empêcher de songer aux paroles de l'évêque Saint-Rémi baptisant Clovis à Reims, un soir de noël : brûle ce que tu as adoré et adore ce que tu as brûlé... Alors, certes, il a dérapé, je l'ai suffisamment dit ici. Mais ce dérapage ne doit pas effacer tout ce qu'est l'homme. Il n'en reste pas moins un homme d'honneur (il a reconnu ses torts après les élections, ce n'est pas si fréquent). Le seul aussi à s'opposer frontalement à un projet de société qui liquéfie complètement le lien social. Nicolas Sarkozy peut pavoiser, il a gagné une manche, il n'a pas gagné la guerre. Face à la constance d'un Bayrou, c'est incroyable la faculté de cet homme-là à endosser les habits les plus divers au jour le jour selon les circonstances de l'actualité. L'année passée, partisan de l'introduction des sub-primes en France, puis il y a quelques temps féroce anti-capitaliste dénonçant le libéralisme, le voilà aujourd'hui converti à l'écologie.
Une gouvernance au jour le jour qui a le don de l'insupporter. Un traitement à chaud des émotions qui n'aboutit qu'à de grandes déclarations. Va-t-on s'aviser un jour que quelques mois après, il n'en reste généralement rien ? Abus de pouvoir est un excellent ouvrage, parce que c'est le seul à avoir compris que le projet que Sarkozy porte va bien au-delà des projets politiques auxquels nous sommes habitués. La discrimination (peu importe qu'elle soit positive), l'inégalité y sont théorisées. Et le comble (Bayrou aurait du insister sur ce point), c'est que Sarkozy et ses sbires se drapent des oripeaux de la gauche pour faire passer les réformes les plus injustes. Notre société, comme l'a très justement vu François Bayrou (et si ce ne sont les électeurs, l'Histoire lui donnera au moins raison), est une société d'inégalités croissantes. La méthode Descoings illustre parfaitement cette société qui s'avance masquée. Le lycée pour tous, c'est le lycée pour la masse, mais certainement pas pour les élites qui parviendront aisément à s'en extraire grâce à leurs réseaux.
Les réseaux, parlons-en : c'est un aspect d'Abus de pouvoir qui a été peu traité et pourtant, c'est le danger le plus mortel parmi ceux qui menacent notre démocratie. Oh, ce ne sont pas les réseaux qui se constituent sur la Toile qui sont dangereux. Au contraire, ceux-là, Bayrou a observé avec beaucoup de finesse que c'était au contraire la réaction de défense du système immunitaire du corps social lorsqu'on voulait lui appliquer un projet qui lui était fondamentalement étranger.
Non, les réseaux dangereux, ce sont tous ces individus qui se connaissent entre eux, se font des cadeaux, passent des accords, et dominent simultanément la finance, les médias et la politique. Voilà pourquoi Bayrou souhaitait que l'indépendance des médias soit inscrite dans la Constitution de notre République. Ces réseaux sont dangereux, parce qu'au bout d'un moment, si vous n'en êtes pas, vous ne pouvez accéder à aucun poste de pouvoir. Ils menacent insidieusement notre démocratie, le plus souvent à notre insu. Eh, ils sont bien sûr la quintescence d'une société inégalitaire, d'une société dans laquelle il a été théorisée que seules les inégalités permettaient le progrès, étaient nécessaires.
Tous les projets politiques avaient eu jusqu'ici pour objet le bonheur de l'homme et visaient l'intérêt commun. Aucun n'avait subordonné l'intérêt commun aux intérêts individuels. Pour ma part, je fais partie des libéraux et je pense que la liberté d'association, les échanges, le commerce et le marché, lieu d'échanges par excellence sont les plus à mêmes d'apporter paix et progrès à l'humanité. Les sociaux-démocrates s'imaginent que c'est l'État qui doit amener tout cela.
On a souvent comparé les choix de Sarkozy au projet social américain. En réalité, il n'en est rien. Pour ma part, la démocratie américaine n'est pas mon modèle favori, mais, je lui connais un immense mérite, c'est qu'elle lutte activement contre toutes les collusions, les trafics d'influence et plus généralement les réseaux cachés. Là-bas, on s'associe à volonté, avec tous les travers d'une telle liberté puisque le lobbying y est intense, mais il est admis par tous et cette liberté d'association-là est accessible à chacun.
En France, on combine l'aspect le plus dur de la démocratie américaine, l'acceptation de fortes inégalités, et l'impossibilité sociale de les réduire puisque toute ascension sociale est conditionnée à l'appartenance à un réseau. Les dés sont donc pipés, et les libéraux qui votent en toute bonne foi pour Sarkozy et son UMP se font avoir.
Il y a là, malheureusement, un trait qui est propre à la société française. Sarkozy n'en est pas comptable en tant que tel. Mais il aggrave ce travers par ses mesures et le rend indépassable.