J’ai traversé le long et large « Cours de la liberté ». Tout en marchant, j’étais certaine d’être déjà venue là, le long de ce quai, d’avoir vu ce pont verdâtre, mais à quelle occasion ? Impossible de m’en rappeler. Il y avait beaucoup de vent, alors je me suis arrêtée pour chercher dans mon sac un crayon ou un stylo afin d’attacher mes cheveux en un chignon grossier, à défaut d’avoir un élastique ou une barrette. Mes doigts ont touché des chewing-gums et des allumettes éparpillés, des sachets plastiques, une barre chocolatée ramollie, des tickets de caisse, des bouts de papier déchirés… Je me suis dit que ce bordel était une preuve du temps passé depuis la dernière venue de mon amoureux, lequel entreprend régulièrement de faire le ménage dans mon sac à main en maugréant, mi-agacé mi-fasciné : « mais pourquoi est-ce que tu te sers de ton sac comme d’une poubelle ? »
Finalement, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, ou plutôt j’ai renoncé. Après cette interruption, j’hésitais : je venais de la droite ou de la gauche au fait, dans quel sens repartir ? J’ai soupiré comme à chaque fois que je suis lasse de moi-même, avant d’arrêter la première personne croisée : « est-ce que vous savez où est telle rue ? »… Ce n’est qu’après l’avoir questionné que j’ai vu sa canne et son regard posé à côté de moi, quelque part au dessus de mon épaule précisément… Demander son chemin à un aveugle, bravo ! Pourtant, l’aveugle m’a fourni une description parfaite de la route à suivre. Il m’a précisé : « je ne sais pas exactement ce que vous voyez, en tout cas il faut traverser au second carrefour en face, longer une ruelle et… » Incrédule mais intriguée, j’ai suivi ses indications, pour finalement lire la plaque rectangulaire dorée « hypnothérapie » en lettre noires, grasses, légèrement penchées, vissée sur un immeuble ancien. J’ai fumé la 20ème cigarette de mon paquet en espérant que ce serait la dernière… quelques minutes de contemplation, adossée au mur tapissé de graffitis. J’aimerais bien faire une description lyrique de ce qui m’entourait mais, à dire vrai, il y avait surtout des voitures, un pont comme une Tour Effel renversée et éventrée, des entreprises au fond, rien de passionnant. L’air avait l’odeur poussiéreuse des pots d’échappements et l’âcreté suave des poubelles abandonnées en plein soleil… un parfum plutôt écoeurant. Néanmoins, j’ai apprécié mes bouffées mentholées et la texture des volutes de fumée.
J’ai gravi l’escalier en pensant que j’aimerais assez vivre ici, car j’ai toujours eu un penchant pour l’élégance – tarabiscotée mais pas trop, juste assez – des immeubles datant du XIXe siècle. Il s’est écoulé plusieurs secondes entre la pression de mon index sur la sonnette et l’ouverture de la porte. Une très jolie jeune femme m’a accueillie : « finalement vous êtes quand même venue ! » « De justesse, après avoir oublié le rendez-vous la dernière fois, j’ai failli me perdre cette fois-ci, heureusement que je me connais assez pour être partie avec une demi-heure d’avance… Je commençais à croire qu’il y avait une malédiction ». Elle m’a répondu avec un air espiègle : « ou alors vous n’aviez pas réellement envie de venir… » J’ai avoué « j’y ai pensé aussi. Bref, je suis là ! »
La pièce était pleine de vide : un petit bureau avec un ordinateur et deux chaises de part et d’autre, une minichaîne diffusant une musique qui se voulait relaxante et deux fauteuils, avec beaucoup d’espace entre tous ces objets. D’un geste, elle m’a invitée à m’asseoir dans le premier fauteuil et s’est installée dans le second. Le sien était à côté du mien mais en sens inverse. D’abord elle m’a longtemps parlé de ma décision d’arrêter de fumer. En fait, on aurait pu croire qu’elle m’expliquait que je n’avais aucune raison de devenir non-fumeuse, mais je savais qu’elle testait ma volonté.
« Oui mais à part une meilleure santé et une économie financière, qu’est-ce que ça vous apporterait d’arrêter ? » « Euh… Le plaisir de ne plus être dépendante. » « Oui, et qu’est-ce que vous ressentiriez si vous n’étiez plus dépendante ? » Je réponds en hésitant comme lorsque j’étais gamine « De la satisfaction non ? » « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, je vous demande votre avis, simplement… Vous arrivez à vivre sans cette drogue, c’était difficile, qu’est-ce que vous ressentez ensuite, après cette épreuve ? » (Silence). Elle reprend : « vous ne seriez pas fière de vous ? » « Ah si, sûrement… » Elle m’examine, puis me demande : « c’est quand la dernière fois que vous avez été fière de vous ? » Je réfléchis, longtemps, longtemps, et ce silence interminable me pousse à dire quelque chose mais… « Pour mon mémoire de philo, je crois que c’était la dernière fois ». « Et c’était quand ? » « En deux mille quelque chose, euh… 2002 ».
« C’est faiblard chez vous, l’amour propre, la confiance en soi », dit-elle ; je me tais. Maligne, elle revient sur une question précédente : « Vous m’avez dit que vous aviez longtemps été une fumeuse occasionnelle, et c’est ce que vous aimeriez redevenir » « Oui. » « A partir de quel moment êtes vous devenu une « vraie » fumeuse ? » « En 2002 ». Elle sourit : « il s’en est passé des choses en 2002 ! » « Oui… » Défilent en transparence : mon tout petit studio dont les fenêtres donnaient sur un mur, les bières du pseudo Pub irlandais et de la place des Cardeurs, le miroir de poche qui reflète des yeux rendus noirs par les drogues, le plan de mon mémoire, l’ouverture de mon premier blog, les bras d’une fille encerclant ma taille, les mauvaises rencontres nocturnes, les pavés étincelants de gel sous les lampadaire, cette question omniprésente et entêtante : qu’est-ce que je fous là ?, le squatt avec sa fenêtre brisée comblée par du tissu, les chiottes des boîtes de nuit, l’hôpital évidemment…
J’explique à demi-mot : « 2002 a été « l’année-tournant » en quelque sorte. Mes amis de fac sont partis, je me suis retrouvée toute seule et j’avais mon mémoire à rédiger. J’ai fait un séjour à Londres chez une amie qui s’était installée là bas, je me suis initiée à toutes sortes d’expériences plus ou moins glauques. Par ailleurs, après avoir rendu mon mémoire, je ne savais pas quoi faire de ma vie, alors bon, j’ai suivi le hasard. » Elle reprend : « en fait, la cigarette c’est une vieille copine, comme les amis qu’on garde par nostalgie ». Je proteste : « je n’ai pas de nostalgie réelle pour cette année là… ». « Vous savez qu’il y a des vieilles copines qu’il faut abandonner, on ne les aime plus, on change, elles ne sont plus adaptées à ce que nous devenons ». J’acquiesce tout en sachant que je n’ai jamais été capable d’abandonner une vieille copine. Ensuite, je lui explique que j’ai pris l’habitude d’écrire en fumant et en buvant, peut-être parce que j’ai commencé mon blog en 2002 précisément. Elle m’ordonne : « bon, fermez les yeux ».
Elle me demande d’inspirer profondément, puis de me concentrer sur tout ce que je ressens, du carrelage sous mes pieds, jusqu’à la texture du fauteuil, sans oublier la musique… d’être attentive au moindre de mes sens. « Voyez comme votre corps sait trouver la position parfaite… » J’essaie de jouer le jeu, mais mon corps résiste précisément, je le sens… Dés que la torpeur commence à l’envahir, il se raidit, refusant de s’abandonner. Malgré tout, progressivement, je suppose que j’entre dans un état différent, puisque ma tête devient lourde et penche malgré moi. La dame m’explique que ma dépendance appartient au passé, que je n’ai pas besoin de cette béquille. Elle s’adresse à mon inconscient car elle ponctue chaque phrase par « fais ce qui est bon pour [Junko] ». Elle parle de la création littéraire aussi, m’affirme qu’il faut puiser dans ce qui est naturel… Au bout d’une heure et demie (qui m’aura paru durer une demi-heure), elle m’ordonne de me réveiller, mais je vois une lueur indécise dans son regard quand elle m’interroge : « comment vous vous sentez ? » « Bien », dis-je en baillant. Avec une expression presque coupable, elle commente : « je ne sais pas si ça a fonctionné… Pour quelqu’un d’apparence calme qui dit manquer de volonté, vous étiez très réticente. Je ne suis pas certaine de vous avoir hypnotisée… » Je ne sais pas trop quoi dire. Pendant que je découpe le chèque, elle m’annonce : « si ça ne fonctionne pas, si vous fumez quand même, je suis prête à vous faire une seconde séance gratuite, tenez-moi au courant ». Ce professionnalisme me rassure.
Je ressors, en ayant l’impression de flotter, quelque part en dehors de moi-même, et je retourne chez moi en baillant continuellement. Je ne fumerai pas ce soir là et dormirai d’un sommeil parfait. Mais deux jours plus tard, je fumerai beaucoup trop en écrivant un texte qui disparaîtra cinq heures après, un souvenir qui date de 2002 comme par hasard, la dernière phrase étant « je n’arrive pas à me réconcilier avec celle que j’étais ». A 7 heures du matin, le lendemain, je le supprimerai tout en sachant que quelque chose n’a pas été réglé…
Je ne regrette pas cette séance d’hypnothérapie, car je suis approximativement non-fumeuse depuis quelques jours et, au pire, j’en suis à cinq cigarettes par jour, rien du tout à côté des trente clopes quotidiennes que je fumais auparavant… Mais je sais que le fond du problème n’a pas disparu… J’ai mué mais je garde trop précieusement mon ancienne peau et la revêts parfois, involontairement, lorsque la lassitude imprègne mes journées obscures ou mes nuits blêmes.