Le moins que l’on puisse dire, c’est que Antichrist, le nouveau film de Lars Von Trier, a animé le dernier festival de Cannes… Tout a commencé avec une séance de presse houleuse, bouclée sur des huées et des sifflets nourris. Et ça s’est poursuivi lors des projections officielles, ponctuées de quelques malaises et de vagues de départs précipités, dès les premières images sanguinolentes. Puis une conférence de presse mouvementée, opposant Lars Von Trier à des journalistes hargneux, et une petite colère de Thierry Frémaux contre l’attitude d’un public trop sévère vis-à-vis des œuvres sélectionnées par le festival…
On est loin des derniers gros scandales cannois (Trouble every day et Irréversible (1)), mais le film a quand même provoqué son petit effet sur la Croisette. Et, sorti dans les salles françaises la semaine dernière, il continue de diviser les spectateurs.
Mais n’est-ce pas là l’objectif d’un film justement construit sur la base du chaos, de l’opposition, de la rupture, où chaque scène semble prendre à contrepied la précédente ?
Cette confrontation est tout d’abord esthétique. Le prologue du film est une séquence tournée au ralenti, dans un noir et blanc sublime, sur un aria de Haendel non moins sublime (« lascia ch'io pianga » (2)). L’envoûtante beauté des images et de la musique tranche avec le drame qui se noue à l’écran, la mort accidentelle d’un enfant pendant que ses parents, en train de faire l’amour, ont relâché un instant leur vigilance… Premier décalage, première rupture… Et premier sujet de division entre ceux qui jugent cette introduction « extrêmement ridicule, à l'esthétisme de pub pour eau de toilette et à la provoc imbécile » (3) et ceux qui voient en elle la séquence la plus réussie du film.
Puis le film change complètement de style visuel et de tonalité avec le premier chapitre « Le deuil ». L’image se fait plus crue, plus dépouillée, plus aride. Von Trier filme les visages pétris de chagrin, de remords et de douleur des deux protagonistes. Comment faire face à la perte d’un enfant ? Comment surmonter la culpabilité qui ne manque pas de vous envahir ? La femme (Charlotte Gainsbourg) n’y arrive pas, s’enferme dans une sorte de dépression. L’homme (Willem Dafoe) semble avoir mieux supporté l’épreuve. Il décide d’aider sa femme à reprendre le dessus, en l’appuyant dans son difficile travail de deuil. C’est la partie la plus intimiste et la plus « bavarde » du film. La plus « bergmanienne » aussi…
La rupture stylistique suivante a lieu quand l’homme décide d’emmener sa femme se mettre au vert pour accélérer sa guérison. Ils partent pour un lieu appelé « Eden », une cabane perdue au fond des bois. Le film glisse alors progressivement vers une sorte d’épure symbolique permettant plusieurs interprétations possibles, un peu à la façon du Sacrifice d’Andrei Tarkovski, autre maître de Lars Von Trier auquel le film est justement dédié.
Les trois derniers chapitres (« la douleur », « le désespoir », « les trois mendiants »), se déroulent tous dans cet Eden cauchemardesque et correspondent à autant de paliers franchis vers l’onirisme, puis le fantastique et enfin l’horreur. Avec toujours différentes interprétations possibles suivant l’angle d’analyse adopté (religieux, psychanalytique, fantastique…)
On peut n’y voir qu’un simple film d’épouvante, petite variation sur le thème du mal, du lieu hanté et de la sorcellerie – sujet des études du personnage joué par Charlotte Gainsbourg. Le côté horrifique du film est certes totalement assumé, et Lars Von Trier a sans doute pris un malin plaisir à réserver ses effets pour la dernière partie, qui terrifiera les âmes sensibles.
Mais considérer Antichrist comme un banal film de genre est frustrant et réducteur...
L’œuvre est plus ambitieuse que cela, et, sous ses dehors brouillons et déstructurés, s’avère au contraire totalement maîtrisée. Il suffit de faire l’effort de l’analyser, de tenter de décrypter les symboles laissés par le cinéaste.
Il y a d’abord la dimension religieuse de l’œuvre. Un homme et une femme seuls dans un endroit appelé « Eden »… Cela évoque bien évidemment la Genèse, le mythe d’Adam et Eve, l’histoire du péché originel… Sauf qu’ici, Eden est loin du Paradis accueillant loué par la plupart des grandes religions. Il s’agit d’une forêt obscure, inhospitalière, dont le sol est brûlant et où les arbres sont des silhouettes inquiétantes… En fait, tout est inversé par rapport au récit biblique, justifiant le titre étrange du film, Antichrist.
Il y a bien un péché originel que l’on peut associer à l’acte sexuel. C’est pendant que le couple faisait l’amour que leur enfant est tombé par la fenêtre. Ils sont désormais contraints de vivre avec le poids de leur culpabilité.
Comme tout est inversé, ils ne sont pas expulsés d’Eden pour leur faute, mais y rentrent. Le péché originel ne correspond pas à l’apparition du désir et au rapprochement de l’homme et de la femme, mais au contraire à la perte du désir et à une cassure dans le couple, qui va générer rancoeurs et frustrations.
Au regard de l’épilogue, et des éléments que l’on peut glaner sur le séjour qu’avait effectué la femme dans la cabane, un an avant le drame, on peut même considérer que la faute originelle n’est pas la perte de l’enfant, mais la crise rencontrée par le couple, le manque de désir. Elle se retrouve alors associée à l’homme, distant et insuffisamment impliqué, plutôt qu’à la femme…
Dans le récit de La Genèse, l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden correspond au passage d’un monde naturel idyllique à une civilisation corrompue, décadente. Le film adopte là encore un point de vue inversé. Les personnages quittent cette civilisation, perçue comme « positive » et associée à la structure bienveillante de la cellule familiale - homme, femme et enfant – pour retourner à un état naturel primitif où tout n’est que chaos. Cet état concerne aussi bien l’environnement que les personnages eux-mêmes, confrontés à leurs pulsions destructrices.
C’est bien de cela qu’il s’agit. Alors que le mythe d’Adam et Eve est un récit évoquant la création de l’humanité et des règles morales qui la régissent, Antichrist est un récit de destruction et de mort.
Cela se confirme avec les symboles associés aux « trois mendiants ». C’est le nom donné aux trois petites statuettes entrevues dans le prologue, chacune étant associée à une valeur négative, « le deuil », « la souffrance » et « le désespoir ». Elles correspondent aux différents chapitres du film, auxquels sont associés trois animaux différents, que l’on peut de fait assimiler aux « Trois mendiants ».
Le premier chapitre se clôt avec l’apparition d’une biche enfantant dans la douleur. L’animal constitue traditionnellement, « dans de nombreux mythes, le symbole des femelles au caractère parfois démoniaque, aussi douces puissent-elles nous paraître par ailleurs » (4). (Une description qui colle assez bien au personnage joué par Charlotte Gainsbourg… ). Figure de fertilité et de féminité, la biche est la parfaite représentation de Gaïa, la terre.
Le second chapitre lui, voit l’apparition d’un étrange renard se dévorant le ventre et annonçant que « le chaos règne »… Cet animal à couleur rousse rappelle le feu, et est d’ailleurs considéré comme un démon du feu dans certaines mythologies, et a été associé aux sorcières. (4) Mais d’autres croyances le présentent de manière plus positive, symbole de fertilité, ou de sensualité et l’érotisme. Dans certaines légendes orientales, les femmes-renardes séduisaient les hommes avant de dévorer leurs dernières forces lors de fougueux rapports sexuels. Encore une description qui convient parfaitement au déroulement du film…
Le troisième chapitre, enfin, nous présente un oiseau de mauvais augure, un corbeau – à moins que ce ne soit une corneille, mais qu’importe… Ces volatiles sont eux aussi associés à des croyances et des légendes qui trouvent une résonnance dans les thèmes abordés par le film. Déjà, ils sont liés à un épisode de la Genèse. Le corbeau est le premier animal a avoir quitté l’arche de Noé, pour vérifier que la colère divine envers les hommes était bien terminée. Ensuite, ces charognards ont longtemps eu une image négative car on les accusait de négliger leurs petits tant que ceux-ci n’étaient pas vêtus de plumages noirs. On pensait qu’ils pondaient leurs œufs par le bec, et étaient de ce fait, ils étaient associés à la douleur de l’enfantement. Pour cette raison, on les tenait éloigné des femmes enceintes… (4) Ces oiseaux sont évidemment représentatifs de l’air, mais ils symbolisent également l’élément « métal » dans certaines croyances. Peut-être parce que corbeaux et surtout, corneilles, sont parfois associés à la guerre. Ou parce que leur couleur, originellement blanche, est associée au métal dans certaines cosmogonies (5).
Ces trois mendiants évoquent donc indirectement le désir sexuel, la fécondité et les problèmes liés à l’enfantement. Soit, trois des pensées qui se télescopent dans le cerveau perturbé du personnage principal. Et ils représentent trois éléments essentiels : la terre, le feu, l’air… Manque un élément primordial : l’eau. Cet élément nécessaire à la vie est traditionnellement associé à la femme et précisément, à la mère. C’est donc le personnage incarné par Charlotte Gainsbourg qui véhicule cette symbolique.
On peut ajouter à ces quatre éléments le bois, représenté par cet arbre majestueux, aux racines très charnelles, sous lequel l’homme et la femme cèdent à leurs pulsions sexuelles – l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal du Jardin d’Eden ?
L’arbre ayant tendance à s’élever vers le ciel, il est également un fort symbole de spiritualité (Il était déjà utilisé ainsi dans Le Sacrifice de Tarkovski. On y revient…). Il peut donc aussi représenter l’élément appelé Esprit dans certaines cosmogonies.
Dans de nombreuses croyances, le monde est né du chaos et s’est créé à partir de la combinaison des cinq éléments essentiels, dans un ordre bien précis. De la même façon, l’association des éléments dans un ordre différent, inverse, conduit à la destruction et au retour au chaos originel… Les éléments mis en œuvre différent selon les cultures, mais le principe est exactement le même. Dans les cosmogonies européennes, le paganisme, le Wicca (6), les éléments mis en œuvre sont l’eau, l’air, le feu, la terre et l’esprit.
Dans la cosmogonie chinoise et d’autres philosophies orientales, l’air et l’esprit sont remplacés par le bois et le métal. Le schéma de création forme un cercle, tandis que le schéma de destruction prend la forme d’un pentagramme.
Le motif du pentacle est intéressant, car il véhicule des notions, des idées, qui épousent parfaitement les thèmes abordés dans le film. Son origine est ancestrale. Il déjà utilisé par les sumériens et les grecs. On le retrouve dans différents mouvements religieux (le gnosticisme, le Wicca) ou païens, ainsi que dans les rites de sorcellerie et de magie noire. On distingue le pentacle droit du pentacle inversé. Le premier n’avait, à l’origine, pas de connotation négative. Il symbolisait l’homme (un peu comme la représentation des proportions humaines idéales de Léonard De Vinci) et/ou les cinq éléments, mais était aussi, pour les païens, un symbole du « Féminin sacré » et du mythe de la terre nourricière (Gaïa). Le second est lié à des valeurs négatives, s’opposant à la spiritualité (l’Esprit se retrouve en bas du diagramme), ainsi qu’à la sorcellerie. On se rappellera que la thèse écrite par le personnage de Charlotte Gainsbourg a pour sujet les violences subies par les femmes au cours des siècles, et notamment les sévices reçus par celles qui étaient suspectées de sorcellerie…
Mais l’intérêt principal du motif, c’est bien de symboliser la destruction, la destruction de l’univers et le retour au chaos. Le schéma suit d’ailleurs la logique des séquences du film : La femme (l’eau) rencontre la biche (la terre) et cela déclenche quelque chose en elle. Arrivent ensuite dans le récit le renard (le feu), puis le corbeau (le métal/l’air) et l’arbre (le bois/l’esprit).
Antichrist est bien un récit de destruction. La destruction d’une cellule familiale, d’un couple, de deux individus rongés par la haine et la culpabilité. La destruction physique et morale des personnages…
La destruction d’une psyché, également. Car le film peut aussi se lire sous un angle psychanalytique. Ce que l’on voit à l’écran peut très bien être considéré comme un rêve ou un fantasme, en tout cas comme la projection d’un intellect en plein chaos, victime de la douleur et de la culpabilité nées de la perte d’un enfant, ou bien de la jalousie et du sentiment d’abandon d’une femme « piégée » par son statut de mère.
La femme jouée par Charlotte Gainsbourg est en pleine crise existentielle. Elle devrait être comblée par sa vie rangée, entre un mari psychanalyste gagnant bien sa vie et un enfant en bas âge fruit de leur amour. Mais ce n’est pas le cas. Elle se sent délaissée par son mari, qui passe trop de temps au travail et qui est émotionnellement plus distant. Ils ne font probablement plus l’amour aussi souvent qu’elle ne le souhaiterait. Elle se met alors à moins aimer cet enfant qui semble la cause, directe ou non, du fossé qui a vu le jour entre son mari et elle. Au point de souhaiter sa mort ?
Le film montre la lutte entre l’instinct maternel – la raison, la sagesse, la civilisation, portés par le motif du cercle – et les pulsions primales – la bestialité, le désir, les envie de domination, de meurtre, le chaos, portés par le motif du pentacle.
On peut aussi changer le point de vue, et prendre comme axe le personnage masculin. Contrairement à son épouse, l’homme ne manifeste pas vraiment sa tristesse, sa déchirure. Il reste étrangement calme et distant. Peut-être est-ce lui qui a un problème psychologique à résoudre ? On peut imaginer qu’il est incapable de faire son deuil tant que ses sentiments négatifs ne se sont pas exprimés et le film peut alors être vu comme cette démarche thérapeutique.
On pourrait se lancer dans une interprétation psychanalytique complète, étudiant le rapport entre Eros et Thanatos, posant que les animaux représentent les instincts primitifs, égoïstes, de l’homme, que la forêt est un symbole classique de l’inconscient, un lieu où l’on peut se réfugier ou se perdre, qui grouille de dangers et de peurs… Pour cela, il faudrait se replonger dans « L’interprétation des rêves » de Freud, ou mieux, dans les écrits de Carl Jung. Certains d’entre eux établissent d’ailleurs un parallèle entre religion et psychologie ou entre alchimie et psychologie… De quoi retomber sur tous les symboles religieux et la théorie de la cosmogonie élémentale précédemment exposée. La référence est d’autant moins vaine que Jung a été fortement influencé par Nietzsche et ses travaux sur le concept de « Volonté de puissance », qui déboucheront notamment sur un livre appelé… « L’antéchrist » (der Antichrist en allemand) ! (7). Ca ne s’invente pas…
La Genèse, le motif du pentacle et le rôle des éléments, la psychanalyse, puis maintenant Jung et Nietzsche… Ca devient un peu compliqué… Si on peut reprocher une chose à Lars Von Trier, c’est uniquement cela. Comme David Lynch, il évolue dans des sphères un peu trop hautes pour la grande majorité des spectateurs, qui n’ont pas les connaissances nécessaires pour en décrypter tous les symboles, et qui n’ont pas non plus la patience ou la curiosité d’aller voir plus loin que le bout de leur nez… Mais, à la différence du génial réalisateur de Mulholland drive, Lars Von Trier a l’habitude, d’arborer une certaine défiance et une attitude un peu hautaine, de jouer de son côté démiurge (8). Ce qui lui vaut les réactions hostiles des journalistes et d’une partie du public.
On a en effet beaucoup glosé autour de les aspects provocateurs d’Antichrist.
En premier lieu, beaucoup ont fustigé la violence « gratuite » de la dernière partie, l’association racoleuse de sexe et de sang. Réaction idiote… Déjà parce que les séquences pouvant être mises en cause sont rares, et finalement assez brèves. Ensuite parce que cette violence n’est absolument pas gratuite, elle représente les sentiments les plus noirs des personnages, la force de la douleur, des rancoeurs et de la culpabilité qui les rongent… Certes, le cinéaste danois aurait pu choisir de suggérer plutôt que de montrer, mais cette explosion de violence a un effet cathartique, pour les personnages comme pour le spectateur, soumis à une tension croissante depuis le début du film. Quant à l’association du sexe et de la mort, elle se justifie dès la scène introductive, où l’acte sexuel est mis en parallèle avec la mort de l’enfant… Pas de quoi faire un scandale, donc. On peut tout à fait trouver cela insoutenable, mais cela ne remet absolument pas en cause les qualités artistiques du film, ni la pertinence des thématiques abordées…
Ensuite, certains critiques sont partis dans des délires imbéciles autour de la misogynie supposée de Lars Von Trier. Un véritable procès en sorcellerie : Le cinéaste danois ne ferait des films que pour le plaisir sadique de mettre des femmes dans des positions inconfortables, où elles sont asservies par les hommes ou par le destin. Il afficherait ainsi sa haine à l’égard des femmes…
Quel concentré d’absurdités ! Quelle pauvreté d’esprit et de bon sens de la part de personnes qui se revendiquent « journalistes » ! Ces propos accusateurs amuseront sans doute beaucoup les actrices qui, chez Von Trier, ont trouvé leurs plus beaux rôles : Emily Watson dans Breaking the waves, Nicole Kidman dans Dogville, Björk dans Dancer in the dark (même si la collaboration fut houleuse). Charlotte Gainsbourg, lauréate du prix d’interprétation au festival de Cannes, en est une fois de plus la parfaite illustration. On peut d’ailleurs saluer ici sa prestation, tout comme celle de son partenaire Willem Dafoe, son parfait contrepoint.
Il est vrai que les personnages féminins de Lars Von Trier sont souvent malmenés, mais cela ne donne pas une image dégradante de la femme. Bien au contraire, le spectateur peut compatir à leurs malheurs, à leur douleur. Où est la misogynie là-dedans ?
Dire qu’Antichrist est un film misogyne juste parce que le personnage féminin est celui qui ouvre la porte à la violence est totalement réducteur et absurde. Ce n’est pas un film misogyne, mais une oeuvre sur la misogynie, sur la peur que l’homme éprouve face au mystère féminin et à la maternité.
La misogynie, c’est le personnage de Willem Dafoe qui la porte. Il adopte un exaspérant ton paternaliste, un peu condescendant à l’égard de sa femme. Il est persuadé que lui seul peut l’aider à aller mieux, sans se préoccuper pour autant de son propre état mental, de son propre deuil. Pire, il ne se remet jamais en cause, alors qu’il est la cause directe du malaise qui pourrit peu à peu le couple. En délaissant son épouse après l’accouchement, il l’a sensiblement réduite à une simple fonction, celui de « mère », ce qu’il considère inconsciemment comme l’étape ultime de son développement personnel. Cela a fait naître en elle de terribles frustrations et des sentiments troubles. Il la laisse par ailleurs porter seule le poids de la culpabilité de la mort de l’enfant, le deuil, la souffrance. C’est lui le véritable personnage « négatif » du film…
Loin de l’image de film machiste que lui ont collé les médiocres, Antichrist est au contraire porteur de valeurs féministes fortes, et symbolise les souffrances subies par les femmes pendant des siècles de domination masculine…
Quant à la réputation de provocateur qui colle à la peau de Lars Von Trier, elle n’est pas vraiment justifiée. Le bonhomme cherche effectivement à bousculer le spectateur, à le sortir de son petit confort pour le pousser à s’interroger sur lui-même et son rapport aux autres. Il essaie aussi de bousculer les tabous et l’ordre établi, non pour choquer, mais pour ouvrir de nouvelles perspectives artistiques et intellectuelles. Car il ne faut pas oublier que sa démarche est avant tout celle d’un artiste essayant en permanence de relever de nouveaux défis. Quand il a créé le Dogme (9), certains lui ont reproché de fixer ses propres règles, de vouloir imposer sa vision de l’art à ses confrères. Encore mal vu, si Von Trier a fixé des règles, c’est pour mieux les transgresser, et pousser de jeunes cinéastes à l’imiter. Ce qu’a fait, par exemple, Thomas Vinterberg avec Festen.
Lars Von Trier veut innover, surprendre. Avec Antichrist, il s’attaque aux conventions d’un genre ultra-balisé, le film d’horreur. Mais il essaie de ne pas se servir des vieilles ficelles archi-usées. Il crée son climat étrange, dérangeant, avec un minimum d’effets et dépasse le cadre restrictif du scénario pour en faire un drame existentiel teinté de mysticisme. Un peu ce que Tarkovski – encore lui ! - avait réussi avec la science-fiction, livrant deux chefs d’œuvre, Solaris et Stalker…
Evidemment, en procédant ainsi, Von Trier a pris le risque de décontenancer à la fois les amateurs de films de genre, perplexes devant le côté « intello-chiant » de l’œuvre, et les partisans d’un cinéma d’art et d’essai pur et dur, sans toutes ces afféteries de mise en scène. Ceci explique les violentes réactions de rejet que le film a suscité.
Mais Antichrist vaut bien plus que toute la polémique ridicule qui a entouré sa projection cannoise et sa sortie en salles. Malgré son apparence déstructurée, le film est totalement maîtrisé, et s’avère bien plus riche, plus intéressant qu’on ne le pense de prime abord.
Lars Von Trier signe ici une de ses œuvres les plus originales, et, j’ose l’affirmer, des plus abouties. Après deux films plus discrets (Manderley et The direktor), le cinéaste danois effectue un retour fracassant sur le devant de la scène internationale. Au grand dam des critiques imbéciles, et pour le plus grand plaisir des partisans d’un cinéma audacieux…
Note :
(1) Ces films, projetés en séance de minuit, avait provoqué de nombreux malaises chez les spectateurs et avaient occasionné des mouvements de protestation envers le comité de sélection.
(2) « Lascia ch'io pianga » (lit. : « laissez-moi pleurer ») est l’air le plus connu de l’opéra « Rinaldo » de Georg Friedrich Haendel
(3) Pierre Murat, « Télérama n°3099 »
(4) « Encyclopédie des symboles » sous la direction de Michel Cazenave – ed. Le livre de Poche
(5) « Cosmogonie » : Science ou système de la formation de l'Univers. Ensemble des légendes et des mythes fondateurs du monde, à la base de nombreuses croyances et religion.
(6) « Wicca » : philosophie religieuse fondée sur le paganisme et les croyances druidiques, prônant le culte de la Nature et encourageant la sorcellerie.
(7) « L'Antéchrist, Imprécation contre le christianisme » (« Der Antichrist. Fluch auf das Christentum ») de Friedrich Nietzsche – ed. Flammarion
(8) Lors de la fameuse conférence de presse cannoise, le cinéaste a affirmé que « la main de Dieu » l’a guidé et qu’il est « le meilleur réalisateur du Monde ». Il a aussi rappelé aux journalistes que ce n’était pas lui qui était invité à Cannes, mais bien eux qui étaient invités à découvrir son film…Mégalomanie ou provocation ? Sans doute un peu des deux…
(9) « Dogme 95 » : mouvement cinématographique lancé par Lars Von Trier et d’autres cinéastes danois dans le cadre d'une rencontre sur le centenaire du cinéma, prônant un retour à davantage de simplicité en renonçant aux artifices de tournage et de narration. (Unité de temps et de lieux, improvisation des acteurs, pas d’accessoires ou de musique ajoutée, caméra à l’épaule uniquement, pas de générique de film,…)
LES COMMENTAIRES (2)
posté le 20 mars à 21:36
Un grand bravo pour cet article qui m'a beaucoup éclairé au sujet d'Antichrist. La force de ce film m'a réellement boulversé, à en avoir du mal à dormir durant 2 nuits (!) Et merci pour la défense de ce grand cinéaste qu'est Lars Von Trier.
posté le 23 juin à 21:55
Bravo pour cet article, et la défense prise pour un réalisateur et un film extraordinaire.