Rendez-vous ? Vous êtes cerné…

Publié le 03 juin 2009 par Maitremo

Une après-midi(1) banale de rendez-vous standards d’un avocat de gens, comme ça, pour voir si c’est aussi fatiguant à lire que ça l’est à vivre.

Une série de rencontres au cours desquelles, à chaque fois, on s’immerge tout habillé dans les mers noires des personnes, qui ont pour points communs de penser que la seule mer du Globe, c’est la leur, et qu’on a forcément la capacité de les en sortir, au moins de les aider à tenir la tête hors de l’eau… Chaque histoire est un monde.

Quatorze heures dix, je commence en retard, j’ai fait place nette sur ma plaque de bureau en empilant tous les dossiers par terre à côté, on y va.

Madame Dati, qui ressemble à la Presque-Plus-Ministre, mais doit quant à elle peser moins de trente kilos; elle est venue avec sa petite fille, une espèce de perle splendide, qui porte d’ailleurs un prénom de princesse : ils habitent depuis un an dans un logement HLM qui fuit, photographies d’une salle de bain dont on ne voudrait pas pour y stocker des débris, le plafond des toilettes qui s’écroule, sa petite malade, et elle ne va guère mieux, sept relances, ils sont venus, ont vu, mais n’ont rien fait, le médiateur a essayé sans succès, la ville est intervenue mais toujours rien, “moi ça irait mais c’est elle“…

Monsieur Chichon, que j’appelle par son prénom depuis ses treize ans, et qui a toujours un peu de mal a arrêter de “fumer”, mais surtout énormément de mal a arrêter d’”en” vendre; ils ont débarqué dans sa rue il y a trois jours, ses potes sont au zonzon, il est “dedans” il le sait mais sa mère n’a pas dit qu’il était là, il va se rendre mais il voudrait aller directement devant le juge, pas passer par la case garde à vue, là c’était un vrai trafic il le reconnaît, “ça craint“…

Mademoiselle Lareine, petite blonde avec l’accent du Nord, un bébé non identifiable de quelques mois, dans une poussette dégueulasse, et la particularité d’avoir les dents totalement noires : le concubin, père des deux gosses, s’est barré il y a peu avec la voisine, elle a fait son deuil, mais ce qu’il y a c’est qu’il prend les enfants quand ça lui chante, et surtout quand ça ne lui chante pas, ils ne sont pas en guerre, mais elle voudrait que les choses soient bien définies… Il dit qu’il s’en fout, qu’elle peut y aller et voir l’avocat, de toute façon il n’ira pas à l’audience, pas qu’il soit méchant mais c’est pas un juge qui va lui apprendre à faire ce qu’il faut pour ses enfants, “comme si y savait ce que ça veut dire“…

Monsieur et Madame Caby, trois bonnes centaines de kilos de muscles et de graisse -exclusivement. Le fils d’un voisin voulait sortir avec la petite, ils ont refusé, en lui claquant la porte au nez, et voilà qu’il raye leur voiture. Ils s’apprêtent à partir déposer plainte, mais voilà le père du charmant marmot qui sonne à la porte, et qui gueule à Monsieur comme quoi il vient soit-disant de montrer des livres pornos au gamin (lequel a évidemment inventé ce prétexte éhonté pour éviter de prendre une rouste) ! Et, pour souligner que ça ne lui plaît pas, il met un bourre-pif à Monsieur Caby, seulement Monsieur Caby c’est un costaud, même pas mal : pour se défendre il en balance à son tour un au père outragé, et là il lui enfonce la moitié du visage dans la bouche, ça pissait le sang. Résultat des courses, ils appellent chacun la police et les pompiers, et on a désormais quatre plaintes, les Caby contre le fils pour la voiture et contre le père pour le premier coup; le voisin contre les Caby pour les livres pornos et le deuxième coup, “ch’suis pt’êt’ nerveux, mais pas un pédophile, ça jamais !“…

Madame Fougasse, commerciale, ou plutôt ex-commerciale, survoltée : elle bossait comme une dingue, cadre, dans une des ces boîtes qui font de la vente forcée, une pression quotidienne effroyable, seulement voilà, il y a eu des plaintes, et toute sa direction l’accuse elle d’avoir laissé ses commerciaux faire des ventes dégueulasses, surfacturées, illégales -alors que bon sang, dès qu’elle avait connaissance d’un dossier foireux, elle prenait immédiatement des sanctions, et résiliait d’elle-même le contrat. Virée il y a une semaine, faute lourde, au bas mot deux kilos de paperasses et surtout ces mails, ces “saloperies” de mails quotidiennement reçus, des bravos surréalistes quand les chiffres étaient bons, des menaces immédiates le lendemain matin, quand les chiffres baissaient un peu, “impossible d’être partout, j’ouvrais mon ordi à cinq heures“…

Madame Lourdes, qui divorce toujours -elle est déjà venue trois fois… En trois ans. A chaque fois, celle-là c’est la bonne, on recommence tout, et à chaque fois, elle ne donne pas suite après les premiers courriers, mais là cette fois c’est la bonne, d’autant qu’entre temps elle était revenue, mais là il lui a volé ses papiers et sa voiture, qu’elle en prenne régulièrement plein la gueule, ça ne l’a jamais empêché d’aller bosser, “vous comprenez, il n’est pas con, il dose l’effort”, mais la voiture elle ne peut pas se permettre, “donc là maintenant ça suffit“…

Monsieur Postiche, un homme un vrai, j’aime beaucoup ce type et ses amis, pas des saints mais leurs codes, et de l’honneur -un certain âge, aussi… C’est reparti, nouvelle citation pour fraude fiscale, un soupçon de récidive qui le fait un soupçon froncer les sourcils, on repart à la bagarre “mais enfin Maître je ne vais pas pleurer, hein, j’en ai bien profité à l’époque, faut croire que tout se paie“…

Monsieur Guignol, un artiste homosexuel qui avait accueilli chez lui de pauvres gens, un couple d’étrangers, puis qui les a salariés, quelques heures par semaine pour un peu tout faire chez lui, à leur rythme, il leur a aussi trouvé un logement, voici les contrats, c’est mon comptable qui les a fait… Ils le mettent aux prud’hommes, et réclament quelque chose comme quatre-vingt mille euros à eux deux, le contrat est à durée déterminée et à temps partiel, ils veulent une requalification en contrat à durée indéterminée et à temps plein, ils sont par ailleurs toujours logés à bas prix dans son appartement, et l’avocat adverse a écrit qu’il était un de ces esclavagistes modernes, “et je leur ai tellement donné“…

Madame Souli, seizième rendez-vous depuis qu’on a démarré la procédure de divorce, on a passé la tentative de conciliation et on a assigné, on attend la date de la première audience, rien n’a changé, elle est toujours aussi gentille, son dossier toujours aussi costaud, l’homme est parti à peine arrivé en France, l’a laissé accoucher seule, et depuis ne se préoccupe absolument pas de l’enfant, et d’elle encore moins… Elle ne vient quant à elle, depuis longtemps déjà, que pour parler quelques minutes, et parce que je suis gentil : “vos petits à vous, ils ont de la chance“…

Monsieur Argh, qui est totalement idiot, et ne comprend rien à la convocation devant le JAF qu’il a reçu hier, l’autre pétasse qui veut que ses droits de visite soient supprimés, sous prétexte qu’il ne les exerce pas, mais surtout, surtout, qui veut qu’on passe de 80 à 100 euros mensuels, pour la pension des deux enfants communs de ce couple enivrant, et ça, jamais, avec tout ce qu’il a fait pour eux, il n’a même pas pris les meubles quand il est parti il y a six ans, faut quand-même pas déconner, “si c’est ça moi je demande la garde“…

Les représentants d’une banque, la BOUFF (Banque Optimale Universelle Facile de France), il y a eu des vols au siège, les soupçons sont clairs mais attention, on marche sur des œufs, c’est un délégué syndical, et on ne veut absolument pas l’once d’une publicité sur cette affaire, d’autant moins que le grand patron est un ami personnel du délinquant concerné : on porte plainte, c’est certain, il y en a pour un paquet, mais -je sens que ça va être simple… “Discrètement“…

Madame Douce, totalement effondrée, et qui aura besoin de toute ma réserve de kleenex : il a une autre affaire. Il, c’est son mari, ancien instit’, pédophile, déjà condamné aux assises pour ça à une lourde peine qu’il finit lentement de purger, et dont on vient d’apprendre qu’une nouvelle victime des mêmes faits de ces temps reculés a lancé une nouvelle procédure, “cette fois je ne sais pas si je tiendrais“…

Monsieur Foutrix, que du bonheur, lui, je l’attendais, Monsieur Foutrix : il est complètement dingue, ce rendez-vous est une basse mesquinerie de ma secrétaire, qui sous prétexte que je refuse de le prendre au téléphone lors de ses deux appels quotidiens, fait exprès d’accepter de temps à autres un demande de rendez-vous, bien que cet homme figure de longue date sur notre black-liste absolue… A chaque fois, il monologue seul sur son accident, et cette procédure, et cette expertise, et l’autre chauffard n’a pas pris cher, et ils ne lui ont pas donné assez de sous, et est-ce qu’il aura plus parce que “je rappelle que j’ai failli mourir, moi, Maître”, ce qui soupiré-je à chaque fois équivaut peu à l’entorse diagnostiquée après le choc, “oui mais le reste ils ne l’ont pas vu“…

Madame Chorizo, piquante tout comme : son homme est embastillé, vol avec effraction dans une banque à l’aide d’une voiture volée, casse à la voiture bélier, on dit. Ils ont son ADN sur une cagoule, qui n’a pas brûlé entièrement dans le véhicule incendié ensuite, mais ce n’est pas lui, il faut la croire, à part deux ou trois trucs d’avant, il n’a plus rien fait depuis au moins deux ans, “ils n’ont aucune preuve,vous allez le sortir“…

Monsieur Spoke, grand mec sinistre portant une énorme mallette qui regarde mon bureau d’un air soupçonneux… Les autorités le poursuivent, ça fait des mois maintenant, toutes les preuves sont là, il lui faut un avocat courageux pour déposer plainte contre Sarkozy et ses sbires, il y aura des pressions, comme celles subies du temps des Grosses Têtes : à chaque fois, Bouvard parlait de choses qui en fait le concernaient directement, des menaces cachées, par exemple “ils rigolaient sur les bananes, et comme par hasard je venais juste d’en manger une(2)

Madame Sécu, maintenant, qui a dû vu son gabarit faire carrière dans le catch autrefois… Son ex lui verse une pension alimentaire de deux cent euros par mois à l’amiable depuis qu’il est parti, à l’amiable ça veut dire en liquide, en liquide ça veut dire soustraite mensuellement à la vigilance de la CAF, laquelle lui verse toutes sortes d’allocations, ce que l’ex sait parfaitement : chantage, désormais, il la balance si elle ne signe pas ce qu’il veut devant le juge, ce qu’il veut c’est maintenant cinquante par mois, très officiellement, “c’est ce qu’on va voir je vais aller me dénoncer moi-même, pour commencer“…

Et Madame Cuir, enfin. Son fils de dix-huit ans a tué une fille, une mineure, tout allait bien, c’était une copine du quartier, elle la connaissait, elle a même été s’excuser auprès des parents, elle ne sait pas ce qui lui a pris, les gens disent que c’est parce qu’elle était amoureuse de lui, et qu’elle disait partout qu’elle en attendait un enfant… Il est en prison, les deux vies sont foutues, avec la sienne en prime à toute sa tendresse de mère… “C’est mon garçon, vous comprenez. Je sais qu’il a fait une énorme bêtise, mais c’est mon garçon“…

Je suis un peu hagard(3) , ma plaque de bureau est maintenant couverte de mes notes, de pièces diverses que m’ont laissées ces personnes, de beaucoup de dossiers d’aide juridictionnelles, et de quelques chèques, aussi(4) ; la pièce sent mauvais, cumul des sueurs et cumul des peurs, des bêtises, bien évidemment aussi, des différentes sortes de crasses, dans tous les sens du terme. Les larmes, quelles qu’en soient les causes, ont une odeur, contrairement aux sourires, qui eux n’en laissent aucune.

J’ai un appel en absence sur le portable, coupé bien-sûr pendant les entretiens : ah, ma femme adorée ? Oh, non, la banque, un homme que je ne connais pas qui m’indique que c’est lui désormais qui suit mon dossier, et qu’ils sont tous les deux “au contentieux”… Le genre de message qui ne peut qu’être relativisé avec mépris, après toutes ces pauvres histoires vraies, mais qui, n’empêche, appuie juste ce qu’il faut sur la tête de mon moral pour lui mettre la bouche sous le niveau de l’amer…

Comme à chaque fois, ça a commencé à quatorze heures, et ça se finit maintenant, il est près de vingt-et-une heures, il faut vérifier les appels et les mails, et rapidement coter le dossier de plaidoirie de demain matin, avant de rentrer et de ne pas retrouver les enfants…

Comme à chaque fois, je suis épuisé, et triste, je me sens con d’avoir en quelque sorte jonglé, du haut prétendu de ce que je suis prétendument, avec ces malheurs successifs, si souvent seulement cons, eux aussi, et dans le cadre desquels il faudra se battre de différentes façons, à différents niveaux, on a déjà beaucoup commencé aujourd’hui…On continuera demain, là, je suis fatigué : “un con cerné”, m’offre-je avec un pauvre sourire…

Dans quelques minutes, chez moi, où tout est blanc, après un court trajet qui va me permettre de ressortir de tous ces mondes et de revenir, provisoirement, dans le mien, je vais me souvenir d’à quel point j’ai de la chance, arrêter de râler, redécouvrir la douceur, et simplement  répondre à ma belle, qui m’attend encore, et me demandera si mon après-midi s’est bien passée : “oui, des rendez-vous,ça a été…

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  1. Masculin, féminin ? Pas le courage de chercher, Minimô me dit qu’on peut oser les deux…
  2. Comme tous les autres, cet entretien est réel. J’ai orienté Monsieur Spoke vers un psy, en lui disant que c’était un préalable obligatoire en matière de plainte contre un Président de la République, et je dois à la vérité de confesser ici que je lui ai également, si plus tard il maintenait sa plainte, conseillé un de mes confrères, auquel je porte un amour très relatif, en lui confirmant que c’était un spécialiste des plaintes contre les Chefs d’Etats, qu’il allait lui demander de l’argent mais qu’il ne fallait pas payer, c’était un code, et qu’en revanche il faudrait bien tout lui raconter, dans le détail, bien longuement… Je ne savais plus quoi dire pour qu’il parte, mais je n’en suis pas trop fier, avec le recul, pas pour le confrère, mais pour cet homme…
  3. du Nord, oui je sais…
  4. L’une des plus grandes difficultés du métier d’avocat est selon moi d’avoir à réclamer de l’argent à des gens dans les ennuis ou le malheur -et cette phrase n’est pas une plaisanterie.