Vendredi après-midi, je retrouve ma voiture, laissée sagement garée dans une rue tranquille. Est-ce la chaleur qui me trouble le regard ? Je lui trouve un air inhabituel, presque féérique, le bleu ordinaire du capot
semblant recouvert de paillettes d’or. M’apprêtant à ouvrir la portière, je comprends soudain qu’en matière de fée, j’ai encore beaucoup à apprendre ! Ce magnifique scintillement provenant
de petits éclats de verre jonchant le sol. C’est alors que je vois la forme inhabituelle du rétroviseur gauche. Je tiens cependant, avant de poursuivre, à dire, pour ma défense que je suis aussi
douée en matière d’automobile que mon chat, (qu’il me pardonne !), l’est pour le violon. Est-ce normal qu’un rétroviseur pende lamentablement,
dans le sens opposé à celui de la portière et refuse de se remettre dans une position plus conventionnelle ? Il me fallut me rendre à l’évidence, quelqu’un avait décidé de créer une œuvre
d’art urbaine avec un élément vital de ma voiture, sans signer ladite œuvre !
Une amie providentielle, parce que aussi rompue au maniement du tournevis qu’à la broderie ou à la peinture, vint me rejoindre pour tenter de rendre sa forme originelle et légale à mon
rétroviseur, digne de figurer dans un catalogue d’art contemporain. Mais las ! Rien n’y fit… Ses mains de magicienne ne purent ôter le mauvais sort jeté. C’est alors qu’intervient le
personnage non prévu dans le scénario de cette fable urbaine, Monsieur Roger ! Dans cette rue tranquille, j’aperçus une autre voiture, le capot ouvert et la moitié d’un corps, dont l’autre
partie semblait happée à l’intérieur. Serait ce possible alors ? Un spécialiste ? Là ? Les fées semblaient se rattraper de leur bourde. Monsieur Roger, avec une mâle assurance,
écouta mes explications poétiques sur la résistance des matériaux, leur fragilité aussi, puis après s’être penché sur l’objet que mon amie avait tenté de toute sa science de réparer, nous annonça
d’un ton docte que décidemment l’entreprise était désespérée, ce qui était ne pouvait plus être, en clair que mon rétroviseur et moi devions nous séparer définitivement.
Monsieur Roger voyant mon désarroi, se proposa de m’aider à retrouver un autre rétroviseur, presque aussi beau que le premier, dès le lendemain matin, comme ça, juste par solidarité. Mon
spécialiste es rétroviseur n’ayant plus de permis, c’est mon amie magicienne qui se proposa de nous conduire. Le lendemain, dès potron-minet, il était bien là, au rendez-vous qu’il nous
avait fixé et nous partîmes dans un road-movie d’un exotisme exaltant pour moi qui ne connaissait pas le monde des casses automobiles. Trois « casses plus tard », nous avions largement
eu le temps de faire connaissance avec ce personnage attachant et de découvrir des pans de son histoire. Monsieur Roger est arrivé de Centre Afrique en 1989, avec un statut d’étudiant. Un
père diamantaire, une vie facile et aisée, douze frères et sœurs puis la découverte d’une autre réalité en arrivant en France. Le racisme ordinaire, la stigmatisation par la couleur et le nom,
l’absence de famille, de solidarité. Sorti de l’université avec un diplôme en Sciences Economiques, il dût faire un autre choix de vie, et devint
technicien en mécanique générale. Puis ce fut la naissance de son premier enfant, qu’il prénomma « Merlin le Sage », pour lui donner un ancrage…
Voilà en quelques mots l’histoire d’un homme qui, envers et contre tout a gardé intacte sa capacité à aider son prochain. Ce matin, je vais prendre la route, avec un rétroviseur un peu cabossé, à
l'image de la vie de celui qui m'a réaffirmé que la solidarité n’est pas qu’un concept. Nous pouvons tous être des Monsieur Roger et en dehors de notre cercle familial et amical, sans
angélisme, nous pouvons poser de petits actes ordinaires, sans lesquels toute société, quelle que soit sa structure, serait tout simplement impossible à réparer, à l'image d'un
rétroviseur arraché.