Yves Miserey
Les chiffres des prises ont été systématiquement falsifiés par le KGB. Plus de 200 000 baleines auraient été capturées en toute illégalité dans tousles océans de la planète.
De 1947 à 1973, la flotte soviétique a chassé de manière illégale une énorme quantité de baleines dans tous les océans de la planète. 1947, c'est l'année suivant la création de la Commission baleinière internationale (CBI) et des premières limitations de chasse ; 1973, la mise en place de quotas sévères avant le moratoire de 1982. Au cours de cette période, plus de 200 000 cétacés, dont beaucoup d'espèces protégées, ont été capturés en toute illégalité par les baleiniers-usines soviétiques. Les animaux étaient chassés non pas pour leur viande, qui était jetée par-dessus bord, mais pour leurs huiles, utilisées notamment pour la lubrification des pièces de moteur de fusées.
Les prises non déclarées des Soviétiques sont tellement considérables qu'elles remettent en question toutes les évaluations de population sur lesquelles s'appuie la CBI pour orienter ses décisions. À l'évidence, la commission qui va se réunir du 22 au 26 juin prochain, à Madère (Portugal), va être appelée à renforcer ses contrôles et à revoir ses statistiques.
En URSS, les contrôles instaurés par la CBI à partir de 1947 étaient supervisés par des commissaires politiques. Les données de captures enregistrées à bord des bateaux par les biologistes spécialement dévoués à cette tâche, n'étaient pas directement communiquées à la CBI. Elles étaient auparavant corrigées et falsifiées par les fonctionnaires du KGB.
Une équipe de chercheurs américains, russes et ukrainiens a calculé que, de 1947 à 1973, le pillage de la flotte soviétique a été particulièrement actif dans l'océan austral, dernier refuge des cétacés au XXe siècle. Selon eux, près de 100 000 grands mammifères marins y ont été capturés clandestinement, dont près de 48 000 baleines à bosse. Ce chiffre représente à lui seul la moitié des prises déclarées de cette espèce par l'ensemble de la flotte baleinière mondiale pendant cette période.
Pour l'équipe pilotée par Phil Clapham, ces prises pourraient expliquer l'effondrement brutal, au début des années 1960, des populations de cétacés autour de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Au cours du XXe siècle, les prises légales dans l'hémisphère Sud s'élèvent à 2 millions de cétacés.
Ces informations sont publiées en ligne dans le numéro de juin de la Marine Fisheries Review. Une revue éditée par la NOAA, l'administration américaine chargée de l'étude de l'océan et de l'atmosphère.
À la chute de l'URSS en 1990, les biologistes chargés de l'identification et de l'enregistrement des cétacés à bord des bateaux ont été les premiers à dénoncer la fraude des autorités soviétiques. Iouri Mikhalev fut un de ceux-là. Dans la revue de la NOAA, il raconte à Phil Clapham les procédés d'intimidation et la corruption pratiqués dans l'industrie baleinière soviétique.
À l'âge de 26 ans, Iouri Mikhalev s'embarqua à bord du Sovetskaya Ukrainia, un gros baleinier-usine. Il s'aperçut très vite que les données consignées par le biologiste chevronné qui le formait, devaient correspondre aux desiderata du commissaire du KGB embarqué à bord et non pas à la réalité. Quand il fit part à ce dernier de son désaccord avec ces pratiques frauduleuses, celui-ci lui répliqua que les autres pays faisaient la même chose.
Fraude massiveIouri Mikhalev apprit très vite que le KGB rédigeait un livre de bord parallèle qui falsifiait les données des contrôleurs. Avec quelques-uns de ses collègues, il écrivit à plusieurs reprises au ministre de la Pêche pour s'en plaindre. Ce dernier le convoqua et téléphona devant lui à un mystérieux Ishkov que certains appelaient l'«éternel» ministre de la Pêche. «J'arrête demain la chasse à la baleine si vous trouvez dans le V e Plan tous les produits que nous fournissent ces animaux», répondit la voix inconnue.
La CBI avait eu vent des fraudes dès les années 1960 à l'occasion d'une sombre affaire de bagues. Les baleiniers soviétiques prétendaient en avoir récupéré deux sur des espèces dont la chasse était autorisée alors qu'en fait elles avaient été fixées sur des baleines à bosse, une espèce protégée. Il fallut attendre 1993 pour que les autorités russes admettent la fraude massive. C'est Alexeï Yablokov, le conseiller scientifique de l'ex-président Boris Eltsine, qui l'a reconnu le premier après qu'un chercheur australien eut démontré, calcul à l'appui, que les populations de baleines à bosse de l'océan austral étaient victimes de pêche illégale.
Durant toute cette époque, l'industrie baleinière était dirigée par un dénommé Alexeï Solyanik. Celui-ci avait fait installer une piscine pour sa femme sur un des navires alors que les conditions de vie des employés y étaient particulièrement dures. Un jour que Mikhalev lui disait que si la fraude continuait, ses petits-enfants ne connaîtraient plus jamais les baleines, il eut cette réponse édifiante : «ce ne sont pas mes petits-enfants qui vont me virer de mon poste».