Il paraît que cette histoire tourne en rond.
Je ne le nierai pas.
Car au fond, le problème de la Biennale, c’est qu’on ne sait pas où elle est.
Oui, bien sûr, il y a les pavillons internationaux dans les Jardins, il y a l’Arsenal et tous les lieux où des œuvres sont exposées.
Oui, bien sûr, il y a des fêtes et des cocktails un peu partout et un peu tout le temps.
Seulement 1- en regardant les œuvres, je me suis demandée plus que de raison où était passé l’art.
Seulement 2- comme on l’aura compris, l’art est ici essentiellement un prétexte. Et finalement, la Biennale, c’est un défi, une jeu de piste, une course aux invitations.
C’est ce dont j'ai pris conscience en observant la mine désappointée d’un (gros) collectionneur à qui nous demandions l’adresse d’un cocktail - cette fois, nous étions invitées, il n’en avait pas entendu parler ... Lui qui, sans aucun doute, avait été cent fois plus sollicité que nous, après quoi courait-il donc encore ?
Je continue donc mon histoire en passant sur le café qui a suivi la pizza et le vin coupé qui l’a accompagnée (car, m’a-t-on dit, c’est ce qui manque pour rendre cette histoire totalement ennuyeuse) et je raconte le reste en film accéléré.
Nous reçumes finalement le texto fatidique.
« soirée San Polo sottoportego delle streghe » Nous parcourûmes Venise en tout sens, demandâmes notre chemin à un Vénitien qui se révéla être un paysan du Frioul, à des Vénitiens qui nous faisaient tourner de pont en pont et de calle en calle, vîmes l’eau monter, trouvâmes quelque chose qui ressemblait à une fête — mais non, impossible, ç’avait l’air trop nul — et fûmes enlevées par un personnage masqué.
Et puis le lendemain nous recevions des messages sur des fêtes annulées, des fêtes finies plus tôt que prévues, des fêtes arrêtées pour cause de décès, on nous indiqua des adresses tronquées, des noms de fêtes bizarres, des fêtes qui n’en étaient pas, des fêtes où on n’était pas invitées du tout — et nous finîmes par snober la seule dont nous étions sûres, au Palazzo Grassi.
Alors, me direz-vous, y a-t-il un dénouement à tout cela? eh bien oui.
C'est que, en début d'après-midi, à une heure où notre estomac commençait à réclamer et où l'ennui pointait, nous rusâmes, comme à notre habitude, pour entrer dans un cocktail où nous n'étions pas vraiment prévues.
Il faisait beau, nous étions dans un jardin au bord du Grand Canal, il y avait des espèces de pépiements métalliques dus à la performance-prétexte qui avait lieu au même moment, et le risotto en valait la peine.
Et puis voilà que nous reçûmes un message: "Palazzo Dario, 23h, j'ai des cartons pour vous".
Le Palazzo Dario est mon palais préféré. J’ai eu de longues occasions de l’observer de loin. Mais jamais je n'ai vu personne y entrer ni en sortir. Les lumières y son toujours éteintes. D'ailleurs, c'est connu, il est hanté. Enfin j’allais pouvoir le découvrir plus intimement.
A 23 heures, nous avions remis du gloss et nos talons 12 cm, nous avions fort peu de risques de nous perdre et nos invitations devaient nous attendre à l’entrée.
Le palais était presque aussi obscur que d'habitude, seule une petite fenêtre paraissait allumée. Il n'y avait aucun bruit, à part les voix qui venaient de la Fondation Guggenheim voisine (au pire nous nous rabattrions sur le cocktail d’à côté). Nous poussâmes la porte du jardin. Elle était ouverte. Personne ne vint nous donner nos cartons — mais personne ne vint non plus nous les demander.
Tout était ouvert, mais il n’y avait personne.
L’air du jardin était humide, la nuit tombant tôt ici. Derrière la porte du palais, gardée par des têtes de lions, il y avait un escalier de marbre. On avait placé des bougies ici et là sur l’escalier, et leur lumière faisait danser les figures peintes sur les caissons au plafond.
« Encore une installation qui veut jouer à faire peur », me dis-je. Car, on le sait, l’art contemporain aime bien créer des ambiances qui jouent à ceci ou à cela. Seulement, c’est souvent tellement fabriqué qu’on n’y croit pas, et puis c’est toujours plus ou moins ironique, subversif ou second degré. Mais cette fois l'effet des bougies était plutôt convainquant.
Les étages principaux étaient inaccessibles. Il fallait suivre l’escalier jusqu’en haut. Le silence régnait encore.
Là, nous nous attendions à tout : au scénario d’Eyes Wide Shut, à une fête masquée dont le code était de garder le silence, à des invités ivres morts, à un drame qui aurait laissé tout le monde sans voix, à une vidéo sans bande-son, à un concert de musique subliminale et bien sûr à la malédiction du palais, qui aurait figé les convives dans un sommeil de cent fois cent ans.
Mais rien de tout cela.
Nous étions seules.
Peut-être étions-nous arrivées trop tôt. Ou bien alors la fête avait-elle été elle aussi annulée. Ou bien, justement, tel était le but de l’affaire : nous étions au cœur d’une performance dont nous ignorions tout.
Nous restâmes un moment à écouter le silence et à nous perdre dans le miroir au teint usé, puis nous sommes reparties.
Le lendemain, nous croisons notre collectionneur qui nous interrogea, l’air inquiet : « Vous étiez hier à la fête au Palazzo Dario ? » « Et vous ? » « Oui, bien sûr ! Il y avait beaucoup de monde …je ne vous y ai pas vues ?… »