Pierre Bozec, mousse à bord d'un navire faisant le cabotage sur les côtes de l'océan, était orphelin. Au mois de mars 1882, un matelot l'avait rencontré à la porte d'un cabaret. Il était assis sur une pierre et, avec un mauvais couteau, il creusait un morceau de bois en forme de bateau.
La marin s'arrêta et lui donna des conseils sur la façon de sculpter la coque de son navire en miniature. Mais en s'approchant, il s'aperçut que le petiot avait de grosses larmes qui débordaient sur ses paupières.
Qu'est-ce que cela voulait dire ?
L'enfant raconta ses misères et le matelot se chargea de le "débrouiller". Il le mena au capitaine du bateau qui prenait la mer le soir même. On avait besoin d'un mousse. Pierre, depuis son enfance, courait dans le sable et dans les flaques d'eau, quand il ne s'essayait pas à la navigation dans des barques vermoulues, échouées sur la grève, et que lui et ses camarades remettaient à flot.
Ces états de service suffisaient.
Il partit joyeux, l'enfant...
Pendant des mois il navigua ; mais, au bout du peu de jours, il avait déjà appris qu'il faut quelquefois plus que la bonne volonté et le désir de travailler pour qu'on nous rende justice.
Le lieutenant du bord, non consulté lors de l'admission du mousse, l'avait pris en grippe.
Alors ce fut pour l'infortuné une existence infernale : coups, rebuffade, corvées incessantes, manque de nourriture et de sommeil.
Et, par-dessus cela, personne à qui raconter ses tortures !
Le capitaine était un ivrogne et ronflait dans sa cabine presque jour et nuit. Les matelots, maltraités par le lieutenant, faisaient tomber lâchement leurs colères et leurs rancunes sur l'enfant qui leur était offert comme souffre-douleur.
Pierre, le dos meurtri par les coups de garcette, pleurait des larmes plus amères que celles qu'il versait autrefois sur le seuil du cabaret.
Des pensées de haine et de vengeance devaient, dira-t-on, agiter ce coeur de martyr. Vous allez voir comment il se vengea.
Au mois de février 1884, le bateau sur lequel il était embarqué arrivait à la hauteur de la pointe de Corsen. (Finistère)
La côte est, à cet endroit, très dangereuse à cause des courants et des récifs innombrables. Chassé par un vent furieux, le navire était en péril.
Tous ces hommes, habitués au danger, pressentaient la mort, et le capitaine, dégrisé par l'imminence de la catastrophe, était sur le pont, aidant à la manoeuvre.
A chaque moment, le navire frôlait des rochers aigus dont les arêtes devaient infailliblement déchirer ses flancs.
Enfin, il s'échoua brusquement entre deux pointes de roc et demeura, offrant ses cloisons fragiles aux colossales poussées de la mer en furie.
C'était la fin.
Sur la côte, distante à peine de cent mètres, on voyait des hommes s'agiter, de braves pêcheurs qui essayaient de mettre à flot une barque pour établir un va-et-vient, un cordage entre le navire échoué et la côte, afin de sauver l'équipage.
Mais c'était en vain qu'ils s'épuisaient dans leurs généreux efforts. Le capitaine du navire prit alors un cordage, y fit un large noeud et dit :
- Qui veut porter cela à terre ?
Le mousse, l'oeil étincelant et regardant fièrement tous ces hommes qui, depuis tant de jours, l'avaient accablé de coups et d'humiliations, s'écria :
- Moi ! c'est à moi que cela revient ! Je n'ai personne qui me regrettera !
Et, sans qu'on eût le temps de l'arrêter, il passa son corps frêle dans le noeud de l'amarre et se lança à la mer. Un murmure d'admiration, sans doute impuissant à étouffer un cri de remords, parcourut le groupe de ces hommes, n'attendant plus leur salut que du pauvre enfant qu'ils avaient martyrisé.
Il nageait vigoureusement, le mousse frêle, il était soulevé sur les hautes lames comme une feuille qui passe en tourbillonnant au-dessus des toits de maisons.
L'obstacle était peut-être trop faible pour être brisé. Comme le vent soufflait du large, chaque fois que l'enfant surgissait de la profondeur pour planer sur le tranchant d'une crête écumante, il approchait du but.
Enfin un hourrah enthousiaste perça le vent et le mugissement de la mer. Le mousse était à terre !
Oui, il était parvenu au but. Seulement, dans la dernière secousse, le flot déchaîné l'avait lancé avec rage contre les rochers aigus.
Le cordage sauveur fut saisi par les pêcheurs de la côte, mais il n'entourait plus qu'un cadavre. Le pauvre et courageux enfant avait le crâne ouvert ; il venait de donner sa vie pour celle de ses bourreaux !
Dans le cimetière de son village, il y a une tombe sur laquelle on a placé l'inscription suivante :
Pierre Bozec
Mousse de la marine marchande.
Mort en opérant le sauvetage
Des huit hommes de l'équipage
Du chasse-marée Santa-Maria.
Quel monument funèbre vaut celui-là ?
Désiré LACROIX