Sur les pentes d'une colline doucement inclinée, au pied des montagnes blanches de Suède, s'élève un village habité par de pauvres paysans. Le vent a balayé la neige des toits, qui, selon l'usage du pays, sont couverts de gazon, et cette tendre verdure donne un air de gaîté aux maisons peintes en rouge.
Nils et sa soeur Elfride sont assis dans la maisonnette de leurs parents près du poêle de briques qui répand une douce chaleur.
"Ah ! soupire le jeune garçon en secouant sa tête brune, pourquoi mon père n'a-t-il pas voulu m'emmener avec Johan ?... Deux jours de chasse, cela doit être si beau !
- Tu n'as que douze ans, mon Nils, et Johan en a vingt...
- Mais je suis brave, Elfride, aussi brave que notre frère ! Deux ours ne me feraient pas peur, et je sais manier l'épieu, le fusil, le couteau !... Quand donc serai-je assez grand pour montrer mon courage ?... N'as-tu pas aussi envie d'être grande, Elfride ?
- Cela ne me servira pas beaucoup, puisque je ne serai jamais un beau chasseur comme toi ! Si l'Ange de Noël me demandait ce que je désire... Nils, as-tu vu quelquefois passer près du torrent le traîneau bleu et argent ?
- Celui de la comtesse qui habite le beau château voisin ?
- C'est cela ; l'autre jour il y avait dans le traîneau, près de la dame, une petite fille comme moi,... je veux dire de mon âge, et si jolie avec ses fourrures blanches et ses riches vêtements !... Ah ! continua Elfride, en laissant tomber les aiguilles de son tricot pour joindre ses petites mains avec enthousiasme, que ce doit être agréable de voyager dans ce beau traîneau, d'avoir des robes de soie, une maison pleine de lumières comme le château et tant de domestiques !... Si l'Ange de Noël me demandait..."
Nils ne l'écoutait plus ; lui aussi poursuivait son rêve !
Déjà il avait revêtu une veste de peau de daim trop large pour ses épaules, ses petites jambes disparaissaient dans de vastes bottes de feutre, chaussure légère et commode pour courir sur la neige glacée. Un bonnet de fourrure compléta l'équipement ; mais, quand Elfride vit Nils s'emparer d'un fusil et du plus beau couteau de chasse, arme merveilleuse suspendue par leur père à la place d'honneur, elle voulut se récrier. Peine inutile, Nils était déjà loin ; elle l'aperçut à travers les vitres, fier comme un jeune héros qui court à la victoire.
Alors la bonne petite fille s'inquiéta pour lui : leur mère, occupée chez une voisine malade à qui elle donnait des soins, pouvait rentrer d'un moment à l'autre et demander maître Nils... Comment faire pour cacher son escapade ? Elfride alla se blottir près du poêle et attendit tristement.
Au bout d'une heure, la porte fut ouverte avec fracas ; ce n'était pas la mère, c'était Nils, pâle, frissonnant, l'air craintif.
"Soeur, Soeur, si tu savais le danger que j'ai couru près de la forêt !... Une grande ombre s'est dressée tout à coup devant moi ; ça devait être un ours... gros, énorme ! ou bien encore un Troll(1) qui voulait m'enlever !"
Elfride, moins effrayée que notre chasseur, lui retira son fusil.
"Ne crains rien ! dit-elle ; notre père assure que les ours ne viennent pas jusqu'ici ; et pour le Troll, on ne l'a jamais vu près du village. Si maman rentrait, tu serais sans doute grondé d'avoir pris la veste et les bottes de Johan ; ôte-les vite..."
Maître Nils, toujours tremblant, obéit sans oser maintenant vanter son grand courage.
"Hélas ! s'écria-t-il tout à coup, le beau couteau de chasse n'est plus à ma ceinture !... perdu, perdu par ma faute !... Que vais-je devenir quand le père rentrera demain avec Johan ?...
- Retourne vite le chercher !
- Et les ours ? Et le Troll ? Tu n'y songes pas, Elfride ! objecta Nils en tremblant plus fort.
- J'irai moi-même, alors, repartit la bonne petite soeur, car si le couteau est perdu, tu seras puni sévèrement, mon pauvre Nils !"
L'enfant après s'être enveloppée d'une chaude pelisse, sort résolument.
Elle a pris la précaution de fixer solidement sous ses pieds de longs patins de bois recourbés à l'extrémité, et maintenant elle glisse rapidement sur l'épaisse couche blanche, solide et brillante.
Arrivée près des sombres sapins de la forêt, Elfride cherche des yeux le précieux couteau, lorsqu'un joli bruit de grelots lui fait tourner la tête : c'est le traîneau de la comtesse, le beau traîneau bleu et argent qu'Elfride aime tant à voir passer. Un magnifique cheval blanc conduit par un cocher barbu emporte l'élégant véhicule ; c'est merveille de le voir sillonner la glace d'une traînée lumineuse ! Muette d'admiration, immobile, la petite paysanne ouvre de grands yeux, lorsque le cocher, ralentissant la course de son cheval, saute lestement à terre pour ramasser un objet luisant. Qu'est-ce donc ?... - Le couteau qu'Elfride n'avait pas encore aperçu ! Elle pousse un cri, étend les mains, mais le cocher a repris sa place et le traîneau glisse de nouveau avec une rapidité vertigineuse. Légère et hardie, l'enfant se met à sa poursuite. Longtemps elle glissa ainsi sans quitter des yeux le traîneau qui brillait comme une pierre précieuse. Le véhicule arriva enfin dans la cour du château, dont les fenêtres étaient illuminées. Elfride ne craignit pas de venir se placer près du char argenté d'où descendaient la comtesse et sa fille, la petite Miekke, si bien enveloppée dans sa fourrure d'hermine qu'on eût dit un flocon de neige.
"Maman ! s'écria-t-elle aussitôt, voyez cette petite fille, là, debout ! Oh ! je vous en prie, faites-là entrer, pour qu'elle se réchauffe et mange quelques gâteaux avec moi !"
Sur l'ordre de la comtesse, un domestique enleva à Elfride ses patins et déposa la fillette dans un salon où de grosses lampes répandaient une lumière à flots. La jeune paysanne n'avait jamais imaginé rien d'aussi merveilleux : le luxe des tentures, des meubles et les tapis l'éblouissait.
"Réchauffe-toi ! disait la gentille Miekke qui l'avait entraînée près de la table ; mange des gâteaux et prends ce que tu veux dans mes joujoux... Choisis, choisis,... je t'en prie !"
La comtesse interrogea Elfride, qui se mit à raconter simplement la désobéissance du pauvre Nils et le danger qu'il courait d'une terrible punition si on ne lui rendait pas le couteau de chasse ramassé par le cocher. Ce dernier rendit l'arme de bonne grâce dès que sa maîtresse la lui eut fait réclamer et Elfride la reçut avec joie.
"Tu pars déjà ? dit Miekke, les larmes aux yeux lorsqu'elle vit la jeune paysanne saluer respectueusement la comtesse ; mais moi, je commençais à t'aimer beaucoup... ! Ecoute, si tu veux rester avec moi, nous jouerons ensemble et tu seras bien heureuse ; ma chère maman ne te refusera rien."
Elfride demeura un instant pensive :
"Bonne Miekke, répondit-elle, les belles choses que vous m'offrez ne valent pas mon père qui m'aime tant, ma mère qui donne de si bons baisers, le petits Nils et le grand Johan, mes frères chéris !... Adieu, je cours les retrouver !"
Miekke sécha ses larmes et réfléchit :
"Tu as raison, dit-elle enfin : il n'y a rien de si bon qu'une maman !"
Et elle vint appuyer sa joue sur l'épaule de la comtesse.
La nuit était arrivée, une belle nuit éclairée par la lune brillante ; mais la comtesse ne voulut pas qu'Elfride retournât seule au village. A la grande joie de l'enfant, on la fit monter dans le traîneau argenté, qui partit comme une flèche. En la voyant arriver, Nils, qui avait tout avoué à sa mère, s'élança au-devant d'elle et tous trois s'embrassèrent tendrement.
Ce soir-là, Elfride trouva le gruau et la bière meilleurs cent fois que les gâteaux de la petite comtesse ; sa robe lui parut chaude et agréable à porter ; elle pensa même que leur maisonnette était plus riante que le château, et, lorsque avant de se coucher elle passa ses petits bras autour du cou de sa mère pour le dernier baiser, elle dit bien bas à son oreille :
"J'ai appris aujourd'hui à être heureuse auprès de vous ; je souhaite seulement y rester longtemps !"
Anne MOUANS
(1) Troll, génie malfaisant dont la superstition scandinave peuple les forêts et les lacs.