Le petit prince Chéri, après avoir essayé tous ses jouets sans parvenir à s'amuser, s'assit sur l'herbe et se mit à pleurer en s'écriant qu'il n'y avait pas sur la terre un enfant aussi malheureux que lui.
A quelques pas coulait la jolie petite rivière l'Eauclaire qui traversait le magnifique parc du château.
Contre la rive était attaché le petit bateau du prince Chéri. Tout à coup, celui-ci cessa de se lamenter ; il se redressa et se mit à transporter ses jouets, l'un après l'autre, dans le bateau qu'il détacha.
"Allez, dit-il, puisque vous ne savez pas m'amuser ; partez, je n'ai pas besoin de vous," et du pied il poussa le bateau, qui suivit le courant.
La petit prince Chéri ne quitta pas le bateau des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu à un détour de la rivière. Alors, quand il vit que c'était fini, qu'il ne reverrait plus ni son bateau, ni ses deux chevaux mécaniques si rapides, ni ses polichinelles qui remuaient les yeux et avaient leurs bosses pleines de jouets, ni son cor de chasse qui faisait retentir le part et dont les notes éveillaient les échos, le capricieux enfant, se jetant à plat ventre sur l'herbe de la rive, se prit à pleurer amèrement.
En vérité, si le roi son père avait été témoin de cette scène, il aurait pensé qu'un pareil fou ne serait jamais capable de lui succéder et de gouverner sagement un grand royaume.
Lorsque Chéri releva la tête, il vit un petit homme tout habillé de vert pomme avec une petite épée aux côtés ; ce petit homme le regardait d'un air à la foi bon et malicieux.
Quand Chéri se fut relevé, le petit homme vert lui demanda pourquoi il avait pleuré. Chéri, au lieu de répondre : "Cela ne vous regarde pas", comme il avait l'habitude de le faire quand il était de méchante humeur, raconta tout ce qu'il avait fait, sans rien omettre, car le petit homme vert exerçait une véritable influence sur Chéri.
Le petit homme vert écouta avec attention. Quand Chéri eut fini : "Vous avez eu raison d'avoir confiance en moi, lui dit-il, et, pour vous récompenser, je vais vous faire présent de deux jouets comme vous n'en avez jamais vu."
En disant ces mots, il battit le briquet et mit le feu à deux petites boulettes qu'il avait tirées de sa poche ; il en sortit deux jets de fumée qui répandirent une odeur délicieuse dans le parc. Bientôt, on vit deux petites silhouettes apparaître au milieu des deux colonnes de fumée ; ces silhouettes grandirent, grandirent et formèrent deux pantins admirablement modelés, qui marchaient et parlaient comme des personnes.
Chéri était si content qu'il embrassa les deux joujoux ; ceux-ci l'embrassèrent à leur tour, et Chéri ne se tint pas de joie d'avoir deux pantins aussi bien élevés.
"Maintenant, dit le petit homme vert, il faut que vous sachiez leurs noms : celui-ci (et il désigna le plus grand) s'appelle Gonfalindor, et celui-là, qui a un air mélancolique, se nomme Mirobolus."
Chéri voulut remercier le petit homme vert, mais celui-ci avait disparu. Il resta seul avec ses deux pantins et, comme la nuit tombait, il rentra avec eux pour souper.
Après le souper, on mena le jeune prince dans sa chambre ; il prit ses deux pantins et les coucha au pied de son lit. Tous trois s'endormirent les meilleurs amis du monde, après s'être souhaité mutuellement une bonne nuit.
Le lendemain matin, la première pensée de Chéri fut pour ses deux pantins ; quand il fut levé et habillé, son gouverneur le fit appeler pour prendre sa leçon d'orthographe ; mais Chéri fit répondre qu'il ne voulait pas travailler, que cela l'ennuyait.
Il descendit dans le parc avec ses deux amis et leur proposa une partie de cache-cache ; Gonfalindor lui répondit :
"Je ne veux pas, cela m'ennuie.
- Mais moi, reprit le prince, je veux que vous jouiez.
- Vous n'obéissez pas à votre gouverneur, riposta Gonfalindor, pourquoi vous obéirais-je ?"
Chéri ne trouva rien à répondre à cela ; il s'adressa à Mirobolus, mais, de ce côté, il essuya encore un refus.
Cependant on avait transmis au gouverneur la réponse de Chéri ; il descendit lui-même dans le parc, et, avec tout le respect dû à sont titre de prince, mais en même temps avec beaucoup de fermeté, il obligea son élève à le suivre.
Chéri était furieux d'obéir. Il prit ses deux pantins et suivit son gouverneur dans la salle détude, en se promettant bien de prendre sa leçon tout de travers.
Le gouverneur commença par lui donner une page à copier. Il lui présenta un superbe livre recouvert de véin et doré sur tranches.
"Ayez-en le plus grand soin, lui dit-il, car c'est un livre qui me vient de feu mon père ; de plus la reliure et le texte en sont très précieux."
Aussitôt que le gouverneur eut le dos tourné, Chéri se mit à mouiller ses doigts pour feuilleter le livre, à plier les coins du volume, et il termina en faisant sur une des pages deux énormes pâtés. De plus, il accomplit sa tâche tout de travers, en sorte que son gouverneur fut très mécontent de lui.
Quand Chéri put quitter la salle d'étude, il prit Gonfalindor sous un bras, Mirobolus sous l'autre et les mena dans un joli petit salon attenant à sa chambre à coucher. Tous les sièges étaient dorés et recouverts de tapisseries à personnages ; ces personnages étaient tous des enfants richement habillés et gracieux de figure. Les meubles étaient en bois de rose et tous proportionnés à la taille de Chéri. Il y avait sur une console à dessus de marbre un joli petit orchestre en porcelaine de Saxe, et chaque musicien était représenté par un animal.
Chéri était si heureux de montrer toutes ces belles chose à ses nouveaux amis, qu'il ne s'aperçut pas que les deux pantins avaient un air maussade et ennuyé.
Il tira d'un joli petit meuble à tiroirs un superbe album à coins d'or avec son chiffre surmonté de sa couronne de prince ; il le posa sur une petite table placée près de la fenêtre et, appelant Gonfalindor :
"Tu vois cet album, lui dit-il, c'est la reine ma mère qui me l'a donné, il n'y en a pas de plus beau, de plus riche dant tout le royaume ; quant aux gravures, aux aquarelles, aux dessins qu'il renferme, ils sont dus aux meilleurs artistes de tous les pays ; regarde tout cela, mais surtout n'abîme pas mon album."
Après cette recommandation, Chéri appela Mirobolus pour lui montrer d'autres belles choses.
Quand il revint près de Gonfalindor, Chéri resta muet de surprise et de chagrin : le méchant pantin avait déchiré une partie des pages du merveilleux album, en les feuilletant trop brusquement ; il avait renversé de l'encre sur les plus jolies aquarelles, enfin l'album était tout abîmé. Chéri avait les larmes aux yeux ; la parole lui revint et il dit à Gonfalindor :
"Ce que tu as fait là est très mal ; ne t'avais-je pas dit que je tenais beaucoup à cet album parce qu'il est très beau et surtout parce que c'est un prèsent de ma mère ? Je vois que tu es un pantin sans coeur."
Gonfalindor répondit :
"Ma foi, prince, je trouve votre colère bien surprenante ; vous avez gâché ce matin le beau livre de monsieur votre gouverneur qui vous avait recommnadé d'en avoir bien soin, en ajoutant que c'était un souvenir de feu son pèr ; vous me traitez de pantin sans coeur pour avoir abîmé votre album, je peux dire à mon tour que vous êtes un enfant sans coeur et avec beaucoup de raison, car vous devez de la reconnaissance à votre gouverneur pour les soins qu'il prend de vous, tandis que, moi, je ne vous dois rien."
Le raisonnement de Gonfalindo frappait si juste, que Chéri ne trouva rien à répliquer. Il se mit à penser à ses anciens jouets, à son joli bateau et trouva que tout cela était bien plus agréable que ses pantins animés. Cette idée ne le rendit que plus grognon.
La fin de cette mauvaise journée arriva cependant, et tous trois allèrent se coucher comme la veille dans le lit du prince ; mais, à peine le valet de chambre de Chéri fut-il parti, qu'on entendi un léger bruit ; c'était Mirobolus qui se levait. Il alluma une petite lampe qui répandit une vive clarté dans la chambre, et Chéri le vit avec stupeur tirer de sa poche une petite écritoire et s'installer pour écrire.
Chéri, qui était extrêmement curieux, voulut savoir ce que Mirobolus écrivait : il se leva à son tour doucement et marcha sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller l'attention de Mirobolus. Quand il fut derrière la chaise, il vit une toute petite écriture fine et serrée, mais parfaitement claire, et il se mit à lire.
Quelle ne fut pas la surprise de Chéri quand il vit que Mirobolus racontait en détail tous ce qui s'était passé dans la journée : sa mauvaise conduite avec son gouverneur, et tout ce qu'il avait dit et fait de déraisonnable. Chéri, furieux, arracha le papier des mains de Mirobolus et voulut le déchirer , mais ce papier était si résistant que jamais Chéri ne put y arriver ; il voulut alors le brûler à la flamme de la lampe, mais voilà qu'au lieu de se consumer, le papier grandit démesurément, les mots grandirent aussi et parurent tout rouges ; bientôt le papiet atteignit le plafond, les lettres étaient devenues énormes.
Chéri, effrayé, rentra dans son lit et cacha sa tête sous les couvertures ; quand il l'en retira, il revit l'affreux papier et le relut à plusieurs reprises. Il se mit alors à réfléchir qu'après tout ce papier ne racontait que des choses vraies. A force de réfléchir, Chéri finit par s'endormir.
Le lendemain Chéri, en se réveillant, ne vit plus la fameuse pancarte, elle avait disparu ; mais il avait été tellement ému par les évènements de la veille qu'il se sentait très fatigué, et qu'il avait un grand mal de tête. Son valet de chambre s'en aperçut et prévit le gouverneur, qui descendit aussitôt dans l'appartement du prince.
Chéri voulait se lever, mais le gouverneur s'y opposa en disant qu'il avait besoin de repos.
"Et mes devoirs, monsieur le gouverneur ? demanda Chéri.
- Pour cette fois, je vous en dispense ; vous êtes trop souffrant pour travailler.
- Vraiment, monsieur le gouverneur, vous êtes trop bon de vous intéresser à ma santé ; vous ne me faites que du bien et moi je ne vous fais que du mal ; hier encore, j'ai gâté votre beau livre auquel vous teniez tant ; j'en suis bien fâché et vous demande bien pardon. Quand j'irai mieux, je travaillerai davantage pour vous satisfaire."
Le gouverneur, très surpris de cette nouvelle conduite, félicita Chéri de ses bons sentiments. Chéri jeta un coup d'oeil à ses pantins et vit avec plaisir que Mirobolus était moins mélancolique que la veille.
Dès que le gouverneur fut parti, Gonfalindor et Mirobolus se mirent en quatre pour soigner et distraire Chéri. Le soir, Mirobolus consigna ce qui s'était passé dans la journée et le montra à Chéri. Le prince aurait bien voulu que sa bonne conduite fût écrite avec des lettres aussi grosses que celles de la veille, mais il n'osa pas en parler à Mirobolus.
Le lendemain, Chéri, put se lever : il alla de lui-même trouver son gouverneur dans la salle d'étude, il fit ses devoirs avec soin et reçut des compliments. Les pantins, ravis de sa bonne conduit, jouèrent avec lui tout le reste du jour, et il ne s'ennuya pas un seul instant.
Peu à peu Chéri se débarrassa de tous ses défauts, et il devint aussi appliqué, aussi poli, aussi affable qu'il était naguère paresseux, insolent et grognon.
Un jour qu'il se promenait accompagné de Gonfalindor et de Mirobolus, il pensait aux beaux jouets qu'il avait perdus par sa faute. Tout à coup, il entendit un grand bruit de rames et il aperçut son bateau qui remontait le cours de l'Eauclaire ; bientôt il reconnut ses jouets, puis le petit homme vert qui faisait force de rames.
Le petit homme vert sauta sur le rivage et, après avoir attaché le bateau, il s'approcha de Chéri, lui tendit la main et lui dit :
"J'ai sur par les rapports du fidèle Mirobolus que vous êtes devenu un excellent petit garçon et que vous vous êtes corrigé de tous vos défauts : je vous en félicit de tout mon coeur et je vous ramène vos jouets et votre bateau pour vous témoigner ma satisfaction ; par exemple, je vais emmener Gonfalindor et Mirobolus, car j'ai besoin d'eux pour corriger d'autres petits garçons.
Chéri se sentit un peu triste de quitter ses amis les pantins, mais ils promirent de revenir le voir ; d'ailleurs, comme il avait plus de devoirs à faire et moins de temps pour s'amuser, Gonfalindor et Mirobolus lui étaient moins nécessaires.
Cependant une idée lui vint, et il crut devoir en faire part au petit homme vert.
"Si je n'ai plus Mirobolus pour m'avertir de mes fautes, comment saurai-je que j'ai mal fait ?
- Oh ! répondit le petit homme vert, maintenant que vous voilà plus grand et plus raisonnable, vous avez quelque chose en vous qui saura très bien remplir l'office de Mirobolus ; ce quelque chose, c'est votre conscience, et, si vous la consultez tous les soirs, elle vous montrera clairement ce que vous aurez fait de bien et ce que vous aurez fait de mal."
Là-dessus, le petit homme vert embrassa Chéri ; Gonfalindor et Mirobolus en firent autant, et tous trois repartirent pour aller offrir leurs services à d'autres petits garçons.
Léon d'AVEZAN