Je vous croise par centaines dans les rues, aux alentours des supermarchés, dans l’ombre des bistrots. Dix voire quinze ans nous séparent, peut-être. Vos grands-mères brûlaient leur soutien-gorge publiquement pour symboliser la fin du patriarcat et de la domination sexuelle. A leur âge, vous faites un étendard de vos Ultrabras. Des décennies de militantisme féministe pour en arriver là : une soumission volontaire aux pires clichés machistes, la revendication du racolage comme un comportement normal. Dans la longue histoire des Echecs collectifs, ça va être rude de faire plus gratiné.
Moi qui n’ai pas une réputation de tendresse particulière envers la « cause » des femmes, je le dis franchement : je vous plains un maximum et je panique à l’idée que mes enfants naissent XX. Pas facile d’être une gonzesse, de nos jours, avec le nombre d’interdits tacites et d’obligations semi-officielles que vous vous prenez quotidiennement en pleine gueule. La soumission à la toute-puissance du Chef de Famille, pas si ancienne que ça, c’était déjà pas simple pour vos ancêtres. Mais alors ! vous ! féministes Girl-Power à taille basse ! Comment faites-vous pour gérer autant de pressions contradictoires ? Pour résister aux appels impératifs de toutes les ordures qui se font du fric à vous transformer en esclaves de la consommation ?
Malgré les efforts récents pour nous imposer cette même obsession de l’apparence, il est encore relativement possible pour un homme de s’abstenir d’être impeccable. On passe pour naturellement plus sales, plus grossiers, moins raffinés, ça a ses avantages niveau confort de vie et rapidité des rites de salle de bain. Mais vous, vous êtes prises entre deux feux, d’une toute autre envergure que l’opinion d’un employeur ou la réticence d’un objectif-drague. D’un côté, il y a les hystériques carriéristes, qui ne seront pas satisfaites avant qu’il soit plus dur pour un homme que pour une femme d’entrer à la Légion Etrangère. Comptez sur elles (voire eux, car chaque bataille a ses traîtres) pour vous pousser à entrer au Parlement ou à entreprendre des études en astrophysique, même et surtout si ça ne vous intéresse absolument pas en tant qu’individu. « Y a des quotas à remplir, au boulot ! »
De l’autre, l’industrie des médias-people, des peintures de guerre sophistiquées, des eaux minérales sans matière grasse, du superflu quatre étoiles, qui vous martèle avec un seul et unique slogan : ETRE UNE SALOPE OU NE PAS ETRE ! Pas le choix ! Y a qu’à lire la presse qu’on vous adresse ! Et que je t’apprends à faire une fellation en quatre conseils et deux schémas ! Et que je te fourgue de l’incitation à l’achat inutile sur toutes les pages gauches et de la pub pur jus sur toutes les pages de droite ! Et que je t’explique, à grands renforts d’MTV, que tortiller du cul aux chevilles d’un Cromagnon à tuning est la plus haute expression de la féminité bien comprise !
La synthèse de ces deux torrents de merde ? La schizophrénie volontaire. Vous devez tout faire, tout être et tout avoir à la fois : une plastique irréprochable, des fringues haut-de-gamme, une intelligence solide, une culture générale vaste, de grandes ambitions, des mœurs décoincées, le sourire permanent, l’autorité d’une gardienne de prison alliée au charme d’une hôtesse d’accueil, la caboche d’une Beauvoir et le cul d’une Silvstedt. Et avec les oreilles, vous faites quoi ? Du jonglage ? Du trapèze ?!
Toute votre jeunesse louvoie entre le Goulag des doléances anti-mec et le Reich de la beauté en sachet non-refermable. Si encore la dictature du look irréprochable se limitait à la piste de danse ! Mais que dalle ! C’est votre existence toute entière qui est devenue une gigantesque boîte de nuit ! Triple couche de fond de teint dès l’aube pour aller en classe ! Des griffes de haute-couture pour sortir acheter vos yoghourts 0% ! Le cuir grillé aux UV de l’automne au printemps, histoire de conserver ce teint de viande séchée qu’on vous fait croire sexy !
Echapperiez-vous à tout ce matraquage que vous ne seriez pas sorties d’affaire pour autant. Une demi-heure de zapping et l’incitation au suicide par inanition prend la relève. Message sempiternelle : TU ES GROSSE ! Avec le corollaire systématique : achète ma pilule magique, mon régime sans nourriture, mon forfait fitness + coach de grève de la faim, ma musclosuccion, mon anti-rides spécial ados !
Cerise de gerbe sur le gâteau de purin : cette déferlante de propagande se la joue moraliste, en se plaignant des mensurations des mannequins, en versant une larme sur l’anorexie, en s’inquiétant du recul de la lutte pour l’égalité. On va passer des lois ! On va faire de la prévention ! Pire : on va se mettre à faire du marketing spécifiquement adressé aux grasouillettes, histoire qu’elles aussi puissent claquer autant de fric en « produits de beauté » que les faméliques ! Rentabiliser les kilos en trop, après des années passées à les stigmatiser ! Du grand art ! Ceinture noire de foutage de gueule et de cynisme boutiquier !
Je dédie ces quelques lignes à ma colocataire et néanmoins copine, qui ne se fringue pas chez Tally Weijl, qui ricane en lisant Fémina, qui ne se torture pas quant à son apparence et qui ne cauchemarde pas en pensant qu’elle ne sera jamais Présidente de la Confédération.