Un très bon livre ne fait pas nécessairement une bonne exposition. Je rendais compte il y a quelques jours de ‘Artistes sans oeuvres’ de Jean-Yves Jouannais. Félicien Marboeuf (1852-1924), un de ses héros, connut Flaubert dans sa jeunesse et Proust dans ses vieux jours, et n’écrivit rien, sinon quelques lettres : dix-sept pages du livre, mais est-ce assez pour en faire une exposition (à l’Espace Ricard, jusqu’au 11 juillet) ?
La fantaisie Marboeuf et l’utopie Glooscap se télescopent ici et la quasi totalité des pièces présentées sont des memento de Marboeuf, ses habits, ses maisons, sa tombe, son cabinet de travail, ses enregistrements, sa vie, son oeuvre, en somme. J’ai aimé ses épitres érotiques (Composition(s) de FM, par Pascal Martinez) adressées à une jeune aveugle tout juste pubère, feuilles de papier piquées de trous d’aiguilles suivant la forme des lettres, du faux Braille difficile à lire, mystérieux, et qu’il faut mériter en le déchiffrant les yeux mi-clos (”Avez-vous vu le loup ?” lui demande-t-il); l’histoire raconte donc que, poursuivi pour détournement de mineure, Marboeuf s’enfuit alors à Glooscap. Mais l’ensemble est un peu trop convenu, trop prévisible et anecdotique.
Sans doute les cent oeuvres d’art impossibles de Dora Garcia (j’aime beaucoup la n°99 ‘photographier chaque instant de sa vie’, très borgesienne) et les socles historiques d’Isabelle Cornaro (Fantasy Established in Terms of Physical Reality Socles, prototypes, matrices originales et reproduites Après La fabrique de parfums d’Humphrey Jennings, 1938 Phobie du toucher ; plusieurs degrés d’affranchissement de la forme A propos de l’informe : intervalles de dissemblance ou The Beauty of, Let’s Say,…)
sont-ils plus complexes, moins narratifs. Mais seules deux pièces me semblent échapper à la pusillanimité de cette joyeuse entreprise fictionnelle, la vidéo d’Olivier Dellinger, The missing frame, où on perd ses repères : qui est l’homme et qui est le double ? qu’est-ce qui est fixe et qu’est-ce qui tourne ?
Et surtout la composition murale d’Alain Rivière, Que reste-t-il de ce beau poème que tu m’as lu derrière un meuble ?, une citation de Marboeuf bien sûr: des dizaines de photos anciennes, la plupart funéraires : hommes illustres sur leur lit de mort, on reconnait entre autres Baudelaire et Proust. Ceux qui ne sont pas évidemment morts ont en tout cas les yeux fermés. Les textes manuscrits sont délavés, effacés, nous sommes seuls face à la mémoire, aux memento mori. L’arrivée de la photographie a sonné le glas de la pratique du masque mortuaire. Cet ensemble est saisissant, et révèle sans doute mieux que les memento vitae du reste de l’exposition la vraie existence de cet écrivain qui n’exista pas.
Photo 1 courtoisie de l’artiste; photos 2 et 4 courtoisie de la Fondation Ricard; photo 3 de l’auteur.